Lire un livre s’apparente à reconstruire un puzzle. Au fur et à mesure de la lecture, on recompose les pièces narratives et on voit apparaitre les différentes significations d’un roman. Dans son premier roman intitulé La fille que ma mère imaginait, Isabelle Boissard compose un texte singulier et pluriel, autant par la construction romanesque que par la progression narrative. S’appuyant sur une matière autobiographique, elle utilise la forme du journal intime ( bien que ce ne soit pas le sien) pour mieux interroger le rapport à soi et aux autres. Toute la force du livre provient de cette manière qu’il a d’assembler des émotions et des registres différents. La fille que ma mère imaginait explore, à partir d’une femme expatriée, les thèmes du deuil, de la honte et du transfuge social avec un humour teinté de mélancolie. Le lecteur compose et recompose ainsi le destin de la narratrice pour mieux faire l’expérience de la littérature : celle qui nous fait exister par les mots, et nous fait comprendre que les mots ont sédimenté en l’autrice et donc en nous.

© Chloé Vollmer-Lo

1. Le point de départ du roman La fille que ma mère imaginait, c’est un cours d’atelier d’écriture à distance que vous recevez comme cadeau. A partir de là, vous tenez un journal intime dans un carnet Moleskine le temps de l’atelier. Qu’est-ce que cela a déclenché en vous ? Cela vous a-t-il permis d’accéder à « ce lieu à soi » dont parlait Virginia Woolf ?

La Fille que ma mère imaginait est une autofiction dont la part autobiographique constitue une matière première. Il y a de la fiction. Par exemple, ma mère n’a jamais été dans le coma et je n’ai jamais revu un ex qui m’a dit que j’avais toujours un aussi beau cul. Quant à la forme, le journal intime, c’est une construction de toutes pièces. Je n’ai pas tenu de journal. À vrai dire, j’en ai tenu un de 25 à 26 ans, que j’ai relu il y a quelques années. C’est affligeant de nullité. Je l’ai encore, caché je ne sais où. Si je le retrouve un jour, je le brûlerai. Il faut d’ailleurs que je le retrouve, pour le brûler. La forme du journal (intime) permettait à la narratrice des confidences pas politiquement correctes, des irrévérences, une totale liberté. Un « je » omniprésent et un peu tyrannique, qui écrit uniquement sur ce qui la touche. Le paradoxe, c’est que le plus intime devient le plus universel, où chacun peut se reconnaître.

2. L’écriture à elle seule, quelque soit sa forme, permet d’accéder à « ce lieu à soi » de Virginia Woolf. Cette dernière disait d’ailleurs dans ce même essai, Un lieu à soi : « Tant que vous écrivez ce que vous avez envie d’écrire, c’est tout ce qui compte ; et que cela compte pour des siècles ou seulement pour des heures, nul ne peut le dire. » Lors de l’écriture du journal, avez-vous ressenti en permanence cette envie d’écrire ?

Écrire, c’était avant tout s’autoriser à écrire. Je ne me sentais pas légitime. Pas les bonnes études, pas le bon milieu social. C’était comme un choix qu’on ne pourrait pas faire parce qu’on a intériorisé qu’il n’était pas pour nous. L’auteur qui animait l’atelier d’écriture que j’ai suivi, m’a dit : « qu’est-ce ce que tu fais dans un atelier d’écriture ? Écris. » Ça m’a portée. On m’autorisait à. Au début, je me suis donnée des horaires fixes pour écrire. Tous les jours, comme si j’allais au bureau. Sinon, je fuyais ma table. Étendre une lessive plutôt qu’écrire. La confrontation à ce qu’on a écrit la veille peut se révéler terrible. Et puis, à force de régularité, je suis rentrée dans mon texte. C’est devenu quasi obsessionnel, comme un amoureux à qui on pense tout le temps. Plus besoin d’horaires fixes.

Écrire, c’est sans doute faire l’expérience de la nudité, mais sans l’exhiber.

Isabelle Boissard

3. En tant qu’expatriée, vous vivez le déracinement. Vous citez le poète Edmond Jabès, lors de l’hospitalisation de la mère de la narratrice. C’était une grande figure du déracinement. Il liait le déracinement à l’écriture dans un poème intitulé « Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format » :

« J’ai quitté une terre qui n’était pas la mienne,
pour une autre, qui non plus, ne l’est pas.
Je me suis réfugié dans un vocable d’encre, ayant le livre pour espace,
parole de nulle part, étant celle obscure du désert.
Je ne me suis pas couvert la nuit.
Je ne me suis pas protégé du soleil.
J’ai marché nu.
D’ou je venais n’avait plus de sens.
Où j’allais n’inquiétait personne.
Du vent, vous-dis je, du vent
Et un peu de sable dans le vent. »

Ecrire, est-ce d’une manière ou d’une autre faire l’expérience de la nudité ?

Oui et non. Je dirais que c’est faire l’expérience de la sincérité, sans fard et sans dissimulation. Pour autant, on habille toujours. On lâche prise et on lâche les chiens. Mais on détourne et on prend de la distance. Écrire, c’est sans doute faire l’expérience de la nudité, mais sans l’exhiber. Comment raconter un ébranlement sans se perdre dans le pathos ? « Calmer le texte. Ne pas le laisser dans la tragédie qui est toujours à la naissance d’un texte », comme disait Marguerite Duras.

4. Vous racontez avec une grande justesse vos origines sociales et familiales, d’où le sentiment de honte évoqué et celui d’être une transfuge de classe.  Didier Eribon évoque ces sentiments dans son essai Retour à Reims : « Le retour dans le milieu d’où l’on vient- et dont on est sorti, dans tous les sens du terme- est toujours un retour sur soi et un retour à soi, des retrouvailles avec un soi-même autant conservé que nié. » Comment s’est opéré ce retour sur soi et à soi ?

« Des retrouvailles avec un soi-même autant conservé que nié », c’est ça. Pour autant, ce ne sont pas tant des retrouvailles que des allers-retours permanents. La narratrice fait l’expérience de l’expatriation sociale dès la primaire. Elle se sent différente à double titre : parce qu’elle a un père malade et parce qu’elle n’a pas les codes bourgeois. Quand on est transfuge, c’est le quotidien qui renvoie sans cesse à nos origines. Et le storytelling dans les médias est une bonne vitrine de l’habitus et la reproduction de Bourdieu : devenir médecin parce que papa est neurologue, actrice parce qu’on a baigné dans le milieu du cinéma depuis l’enfance, écrivain parce que la bibliothèque familiale mangeait le salon. Etc. Alors, moi, en tant que fille de concierge, à quoi je pouvais prétendre ?

J’ai découvert que l’écriture formait un espace protégé pour la honte. Je n’en connais pas d’autres.

Isabelle Boissard

C’est compliqué d’être l’exception qui confirme la règle. Ça peut mener au syndrome de l’imposteur, au fameux Canada Dry. Duras disait qu’on n’en a jamais fini avec l’enfance. Ce qui est fou, c’est qu’on n’en a jamais fini avec la honte non plus. On peut même avoir honte d’avoir honte. J’ai découvert que l’écriture formait un espace protégé pour la honte. Je n’en connais pas d’autres. On a tous nos décalages intérieurs. Pour certains, le décalage voire l’empêchement sera une couleur de peau ou d’être une femme. La question essentielle, transfuge ou pas, est qui est-on ou comment devient-on qui on est.

5. Didier Eribon rajoute plus loin dans l’ouvrage : « Capitale fut donc pour moi la phrase de Sartre dans son livre sur Genet : « L’important n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous. » Elle constitua vite le principe de mon existence. Le principe d’une ascèse : d’un travail de soi sur soi. » La phrase de Sartre semble dialoguer en partie avec le titre même du roman, La fille que ma mère imaginait.  Comment s’est construit chez vous ce rapport aux autres ?

Je ne sais pas trop répondre à cette question. Ce qui me tenait à cœur, c’était d’explorer la place qu’on nous assigne. Mettre à jour les contradictions qu’on ressent entre ce qu’on aimerait être, ce qu’on est, ce qu’on donne à voir, à travers nos fantasmes, nos pulsions, notre inconscient, notre héritage. Je dirais que la liberté, c’est pouvoir questionner la projection, la dette, qui vient de nos parents et des générations précédentes. Questionner « l’héritage du désir resté suspendu » comme le nomme Erri de Luca. Mais c’est un privilège d’avoir à la fois le loisir et l’école (la skholê de Platon), de prendre le temps d’interroger et de comprendre l’histoire incorporée. C’est à mon sens, la seule voie pour sortir du tropisme ou de l’assignation.

6. Dans L’écriture comme un couteau, Annie Ernaux parlait de sa pratique du journal : « Dans ma pratique d’écriture, j’ai tendance à situer à part le journal. Tout d’abord parce qu’il a été mon premier mode d’écriture, sans visée littéraire particulière, simple confident et aide-à-vivre ». L’écriture du journal a-t-elle fonctionné comme un confident et aide-à-vivre ?

[…]C’est une construction littéraire. L’écriture en général ne sauve de rien. Je ne suis jamais allée voir un psy. Je préfère écrire, parce qu’on y fait de sa vie un terrain de jeu. Je fais autre chose des faits, je suis libre d’en inventer d’autres. Et il n’y a aucune résolution à la fin. Pas d’évolution chez la narratrice entre le début et la fin du roman. Elle est à peine apaisée mais un peu quand même… J’aime beaucoup ce que dit Susan Sontag dans Renaître : Journaux et carnets 1947-1963 (ed. Bourgois) : “Un journal n’est pas qu’un réceptacle pour nos pensées secrètes. Ce n’est pas un confident sourd et stupide. Dans mon journal, je suis moi-même. Il me transporte vers ma subjectivité, j’y suis émotionnellement et spirituellement indépendante. C’est donc une alternative à ma vie quotidienne, non une simple mention de celle-ci (…). « 

7. Les chansons émaillent tout votre livre, de Barbara à Céline Dion, d’Alain Barrière à Benjamin Biolay. Quels rôles jouent-elles ? Sont-elles présentes autant comme des madeleines de Proust que comme la bande originale d’une vie ?

J’adore la chanson française et italienne. Tout y est dit. On a tous connu un changement d’état à l’écoute d’une musique ou d’une chanson. Ou bien au contraire, écouter un morceau qui dit exactement notre état. Les chansons sont des pièces de puzzle qui, emboitées les unes dans les autres, reconstituent une image.

Brassens disait que « la musique enlève le côté solennel, le côté grave ».

Isabelle Boissard

Précédemment, à la  question si écrire était une manière  de faire l’expérience de la nudité, et bien j’ai pensé à la chanson de Rika Zaraï, Sans chemises et sans pantalon. « Madame, voulez-vous danser sans chemise, sans pantalon. Danser, et vous amuser sans chemise, sans pantalon ». C’est une chanson dont je ne connais que le refrain, que je n’écoute jamais, mais qui fait partie des chansons ringardes de mon enfance. Convoquer Rica Zaraï, en réponse à une question sérieuse qui m’impressionne, c’est un premier reflexe. Suis-je légitime pour parler de ça ? Est-ce que je sais de quoi je parle ? Brassens disait que « la musique enlève le côté solennel, le côté grave ».

© Chloé Vollmer-Lo

8. Vous citez notamment la chanson de Benjamin Biolay Miss Miss. Ce dernier avait composé une chanson qui s’intitule Ton héritage dans laquelle il disait :

« Ça n’est pas ta faute
C’est ton héritage
Et ce sera pire encore
Quand tu auras mon âge
Ça n’est pas ta faute
C’est ta chair, ton sang
Il va falloir faire avec
Ou, plutôt sans »

Recevoir ou transmettre un héritage, c’est faire avec ou plutôt sans ?

J’aime beaucoup cette chanson. Que l’on convoque pour le coup, sans chercher la dérision. Mes parents font partie de la classe populaire : celle qui a intériorisé qu’il faut économiser, être honnête et raisonnable. Je rajouterais : et rester à sa place. Ils voulaient que nous fassions les études qu’ils n’avaient pas pu faire.

Dans mon roman, il s’agit aussi d’explorer le terrain familier de la langue maternelle et de comprendre les mots absents ou reçus depuis l’enfance.

Isabelle Boissard

Dans mon roman, je voulais parler de ceux qui ne se transmettent pas de génération en génération des maisons de famille, du capital culturel et de l’estime de soi. De ceux qui font sans, du coup.

9. A la manière d’un Perec, vous avez un plaisir à dresser des listes. Une des premières personnes à avoir établi des listes fut Sei Shonagon, femme de lettres japonaise, dans Notes de chevet, avec par exemple la liste suivante :

Choses qui font battre le cœur :

Des moineaux qui nourrissent leurs petits
Passer devant un endroit où l’on fait jouer de petits enfants
Se coucher seule dans une chambre délicieusement parfumée d’encens
S’apercevoir que son miroir de Chine est un peu terni
Une nuit où l’on attend quelqu’un
Tout à coup, on est surpris par le bruit de l’averse que le vent jette contre la maison

Est-ce que ces listes dressées dans votre livre sont une manière de concilier plaisir, amusement et dimension poétique ?

Je l’ai ce livre, mais je ne l’ai pas encore ouvert. Je pourrais d’ailleurs faire une liste des livres non lus que j’ai dans ma bibliothèque. Il y a une grande liberté à faire des listes. Comme un musicien des gammes ou bien au contraire, de manière expérimentale. Les listes, les inventaires, les énumérations, c’est effectivement ludique et ça peut devenir poétique. J’ai d’ailleurs fait un atelier d’écriture réjouissant avec Jean-Michel Espitallier « Poésie : inventions, montages, bricolages (une caisse à outils) ».

10. On retrouve aussi des citations d’auteurs qui parcourent tout le livre, que ce soit de Roland Topor, Chamfort le moraliste ou encore Michel Serres. Fonctionnent-elles comme des sortes de compagnons qui viennent accompagner votre réflexion, pareilles à des phares dans la nuit de l’existence ?

Elles disent parfaitement ce que moi, je peine parfois à dire. Elles sont aussi présentes parce qu’elles disent autrement ce que je dis. Elles sont là parce qu’elles illustrent un passage. Comme une image qui ferait écho ou une pièce du puzzle.

 11. Dans son nouveau roman à paraitre aux éditions de l’Olivier, Une vie cachée, Thierry Hesse enquête sur son grand-père, ce qui l’amène à questionner le rapport entre la littérature et les disparus. Il termine l’un de ses chapitres par cette phrase : « la langue de la littérature est celle des morts ». Dans votre livre La fille que ma mère imaginait, il est notamment question de la mort de votre père quand vous étiez toute jeune ainsi que de l’hospitalisation de votre mère. Pensez-vous que les mots puissent être une passerelle entre les vivants et les morts ?

Il y a peu de temps, je me suis dit que j’aurais pu appeler mon livre, la fille que mon père imaginait. Je suis heureuse d’y garder une trace de mon père, dont je parle rarement. Je ne vais jamais au cimetière. Sa tombe ne représente rien. De mon texte, je peux dire que c’est le plus beau des tombeaux. Un petit monument funéraire et littéraire. Je peux enfin dire à mon père : ici, tu reposes en paix.

12. Le rapport aux langues est très intéressant dans le livre. Au début du livre, vous tentez d’apprendre le mandarin, langue complexe et difficile. Or, ce qui est passionnant, c’est que la langue que vous apprenez, c’est d’une certaine manière celle du texte que vous écrivez. Celle qu’il faut comprendre et apprendre à parler pour raconter la mort de son père et l’hospitalisation de votre mère. Peut-on dire que la langue du livre que vous écrivez est la véritable langue étrangère, celle à déchiffrer pour accéder au sens de nos existences ?

C’est intéressant. Je n’y avais pas pensé. Mais c’est bien ce que dit la narratrice (lorsqu’elle essaie de comprendre comment Tina, sa prof de mandarin a choisi le prénom de son fils) : « le problème n’est pas d’apprendre la langue, mais de comprendre toute une conception du monde.

Dans mon roman, il s’agit aussi d’explorer le terrain familier de la langue maternelle et de comprendre les mots absents ou reçus depuis l’enfance.

Isabelle Boissard

Il n’y a pas un filtre, mais de multiples interprétations. Vivre ici, c’est faire avec ce tâtonnement, avec cette incompréhension. »Une langue étrangère implique aussi une langue maternelle. Ma mère n’a jamais été dans le coma, mais s’est retrouvée, des suites d’une opération, les cordes vocales paralysées, sans voix. Ma mère était en vie, mais la langue maternelle n’existait plus. Dans mon roman, il s’agit aussi d’explorer le terrain familier de la langue maternelle et de comprendre les mots absents ou reçus depuis l’enfance.

13. L’écriture de ce livre est marquée par une grande liberté de ton, et notamment dans la manière dont vous parlez de vos proches et de votre entourage. Quels ont été leurs retours ?

Ma mère n’a pas aimé mon livre, et je peux le comprendre. Sinon, j’ai décommandé les gardes du corps dont je pensais avoir besoin dans le milieu expat.

Romain Gary disait que « l’humour est l’arme blanche des hommes désarmés ».

Isabelle Boissard

14. Le livre est doté d’un humour ravageur et d’un sens de la formule. On pense notamment aux noms donnés aux femmes d’expatriés qui vous entourent. Mais vous rigolez autant des autres que de vous-mêmes. L’humour est-il pour vous une sorte de réflexe qui permet de mettre une distance face aux personnes et aux évènements ?

Brassens parlait de « blagues sous des pierres tombales ». Le comique et la tragédie sont les deux faces d’une même pièce. L’humour permet de se soustraire au réel. C’est aussi faire une pirouette pour dire qu’il y a toujours plus grave. Se plaindre d’être une expat’ privilégiée, sans distanciation ou sans humour, ce serait indécent. Faire pleurer sur son enfance quand on a été aimée, aussi. L’humour aussi pour détourner l’inquiétude, ce qui me touche ou ce qui manque de sens. L’humour pour calmer le texte. Romain Gary disait que « l’humour est l’arme blanche des hommes désarmés ». Je trouve ça très beau.

La fille que ma mère imaginait d’Isabelle Boissard, Les Avrils

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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