Dans Qu’est-ce que la philosophie?, Deleuze et Guattari rappelle que « l’art commence non pas avec la chair, mais avec la maison ». La maison comme un forme, comme la figure d’un espace, d’un cadre qui accueille tout un monde. Construire une œuvre se rapproche ainsi de la construction d’un lieu, d’un territoire, d’un habitat. Cet espace peut prendre des proportions réduites, à l’instar de l’artiste américain Joseph Cornell. Ce dernier s’est fait connaitre par l’élaboration de boîtes-collages, étonnant microcosme de la réalité de l’artiste. Le territoire de Cornell s’ancre ainsi dans ce caractère mineur dont parle Deleuze et Guattari. Dans Hotel Andromeda aux éditions Quidam, Gabriel Josipovici continue d’explorer le territoire romanesque en interrogeant l’art et la création. Tout en tentant d’écrire un livre sur l’artiste américain Joseph Cornell, le personnage d’Helena cherche à avoir des nouvelles de sa sœur Alice, partie en Tchétchénie pour apporter de l’aide humanitaire. Cette dernière ne répond en effet plus à ses lettres. C’est par l’intermédiaire d’Ed, photo-reporter de retour de Tchétchénie, lequel prétend la connaitre, qu’elle va en recevoir. Ce dernier lui demandera d’ailleurs de l’héberger. Le roman alterne ainsi scènes de dialogues entre Héléna et différents protagonistes et scènes de réflexion sur l’œuvre de Joseph Cornell.
Le roman ou l’art de construire un territoire romanesque
Tout le roman travaille dans sa forme la problématique propre à Joseph Cornell : inventer un espace qui contient un monde. Il s’agit bien de demeurer et d’habiter dans un lieu, à l’image des boites fabriquées par Cornell, chacune de ces boites se faisant l’expression d’un art « mineur ». Elles cherchent à créer au sein même du langage artistique dominant une forme nouvelle. Le roman, par une mise en abyme réjouissante et intelligente, raconte dès lors la difficulté d’écrire et de créer. Gabriel Josipovici interroge le geste même de l’écriture et de la création, d’où les doutes inhérents à toute tentative artistique et intellectuelle :
Cette possibilité d’abandonner son projet de livre structure tout le roman, faisant d’Hotel Andromeda un livre captivant et éclairant sur la création :
Lorsqu’elle tente décrire sur Cornell, dont l’œuvre la plus mystérieuse est la série Hotel Andromeda, Helena explore les territoires familiaux de l’artiste pour proposer une superbe interrogation sur le geste artistique. A la beauté liquide des analyses répond un questionnement sur le sens de l’art :
Le roman ou un art du dialogue avec les autres et avec soi
Hotel Andromeda orchestre tout un art du dialogue , apportant une formidable fluidité à la lecture. Les dialogues entre les différents personnages éclairent autant l’héroïne sur les autres que sur elle-même et sur son travail autour de Cornell. On est saisi par cet effet liquide propre aux dialogues, lesquels servent l’histoire dans sa progression.
Ces dialogues permettent de saisir toute la complexité des relations nouées entre Helena et les personnages rencontrés : le roman interroge le rapport filial, amical, familial et amoureux. Josipivici orchestre une variation sur le rapport à soi et aux autres et cherche à faire entendre les différentes voix qui guident nos trajectoires personnelles.
La littérature ou la recherche d’un destinataire perdu
Le travail entrepris par Helena pour connaitre le sens profond qui guide et meut le geste artistique de Cornell s’apparente autant à un travail d’historienne de l’art qu’à celui d’archiviste. Elle effectue un certain nombre de recherches sur la vie de Cornell, guidée autant par le biographique que par des instants relevant d’une sorte d’épiphanie joycienne. Des moments de vie qui viendraient jouer comme des révélateurs de grâce et de poésie. Le roman s’ouvre sur une scène durant laquelle Helena tente de comprendre qui était Cornell à travers une carte postale accompagnée d’une photo. Elle se trouve d’ailleurs sans réponse des cartes postales envoyées à sa sœur. Ce qu’elle cherche à faire, c’est bien de décrypter l’indéchiffrable, ce qui ne peut être lu ni ni vu. Elle est en quête d’une archive qui viendrait éclairer le sens d’une vie dont les clés lui échappent :
La figure de cette carte postale inaugurale appelle celui ou celle qui sont absents : le frère et la mort. La littérature se fait donc le scripteur d’une réalité à jamais différée, l’écriture de vies absentes et fantomatiques :
Dans son livre La carte postale, Jacques Derrida rappelle que la littérature s’apparente à la carte postale, au sens où écrire, c’est écrire à l’absent. La carte postale, comme le projet d’Helena, peut ne pas arriver à destination. Helena montre que Cornell ne concevait ces boîtes que pour cet autre qui disparait, d’où la figure du magicien qui apparait à la fin d’Hotel Andromeda.
Hotel Andromeda nous appelle à demeurer dans la langue romanesque. Cette langue qui nous permet d’habiter le monde et lui donner la forme de nos désirs et de nos illusions. A travers la figure de Joseph Cornell, ce livre est la carte postale adressée à ce destinataire qu’est la création artistique, source d’émerveillement et de vérité.