Lire est une manière de traverser des territoires anciens et nouveaux. L’artiste, qu’il soit écrivain.e, musicien.n.e ou cinéaste, nous propose de suivre des routes nouvelles comme autant de voies vers l’inconnu et la surprise. Dans une compilation d’entretiens parue dans le numéro 493 des Cahiers du cinéma, Abbas Kiarostami racontait la chose suivante : «J’avais une grand-mère qui, assise sur le siège arrière de la voiture, disait: « Regarde là, l’arbre, la colline.» Abbas Kiarostami, à l’instar de Nicole Krauss, fait partie de ces artistes qui nous proposent d’élargir notre vision des choses et du monde. Il suffit donc de s’embarquer dans les dix nouvelles du recueil Être un homme aux éditions de l’Olivier pour prendre des chemins de traverse et bifurquer vers la fiction et son incroyable pouvoir de suggestion.

Les lieux comme cartographie intérieure des personnages

Dans ces dix nouvelles, Nicole Krauss trace les contours de nos existences pétries de doutes et de contradictions. On fait ainsi la connaissance d’une belle adolescente qui va disparaitre, une danseuse à la recherche d’un acteur vu dans un film de Kiarostami, un homme qui va venir remplacer le défunt d’une veuve, le secrétaire d’un grand architecte paysagiste ou une fleuriste s’introduisant, sans y avoir été invitée, à un mariage. Chacun des personnages semble traversé par un trouble, une difficulté d’être au monde, accentué par un divorce ou sa possibilité, par la coexistence de la naissance avec la mort. Cette perte de repères saisit tous ces personnages, à l’image de la narratrice de Je dors mais mon cœur veille qui se voit confronter à l’intrusion d’une personne qui continue à habiter dans le logement de son père qui vient de mourir.

Toute la beauté fragile et fantomatique de ces nouvelles provient de leurs indécisions constantes. L’art littéraire de Nicole Krauss s’articule autant sur un ancrage intérieur que sur un désir de se perdre dans un ailleurs : les nouvelles sont tout à la fois des maisons et des forêts, renvoyant ainsi aux titres et aux fonctionnements de ses deux romans précédents.

L’autrice de La grande maison interroge notre rapport à l’espace, aux territoires, à l’instar de la chambre que l’on retrouve dans de nombreuses nouvelles : lieu de vie, d’amour et de mort, qui vient se confronter avec l’extérieur, lieu de l’incertitude, plein de promesses et de solitude. Chaque nouvelle s’apparente autant à un espace construit comme la maison qu’ à un lieu où l’on peut se perdre tel que la forêt, à l’instar de la nouvelle éponyme Être un homme :

Se situant aussi bien au Japon qu’à New-York, à Tel-Aviv qu’ à Los Angeles, ces nouvelles traduisent toute la difficulté que l’on porte en nous à demeurer quelque part, étrangers à nous-mêmes. La nouvelle inaugurale En Suisse, dont le titre ancre bien le lieu où se déroule l’action, interroge notre manière d’habiter un lieu et un pays :

Dans cette nouvelle, il est d’ailleurs révélateur que le trouble géographique se meuve métaphoriquement en trouble intérieur :

Chaque nouvelle s’apparente donc à une pièce dont le recueil constituerait la maison narrative. Les personnages habitent ainsi souvent des espaces intérieurs, comme autant de révélateurs d’eux-mêmes. La chambre est d’ailleurs le lieu où la disjonction entre le rêve et la réalité opère, à l’instar de la nouvelle Je dors mais mon cœur veille :

Les nouvelles aux sentiers qui bifurquent

Tout le plaisir de la lecture de ces dix nouvelles provient donc de la manière dont Nicole Krauss les compose. Chacune des nouvelles détient ses propres règles de fonctionnement et de construction, empruntant autant à Borges, à Kafka qu’à Issac Bashevis Singer. La nouvelle Au jardin est à ce titre révélatrice :

A l’image de cette nouvelle, ce recueil offre au lecteur et à la lectrice un jardin dont les histoires sont autant de possibles narratifs et romanesques. Les figures du secrétaire et de l’architecte paysagiste semblent renvoyer au couple formé par l’auteur et sa création, à moins que l’on puisse y lire le lien du lecteur et de l’auteur.

Ce jardin de nouvelles qu’est le recueil de Nicole Krauss renvoie à cette image qui semble sans cesse nous échapper, retrouvant ainsi les propos du narrateur de la nouvelle de Borges :

Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplete, mais non fausse, de l’univers tel que le concevait Ts’ui Pên.[…] Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. Nous n’existons pas dans la majorité de ces temps ; dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d’autres, moi, et pas vous ; dans d’autres, tous les deux. Dans celui-ci, que m’accorde un hasard favorable, vous êtes arrivé chez moi ; dans un autre, en traversant le jardin, vous m’avez trouvé mort ; dans un autre, je dis ces mêmes paroles, mais je suis une erreur, un fantôme. (traduction P. Verdevoye)

Jorge Luis Borges « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » in Fictions

A la manière de Kafka, Nicole Krauss explore le genre de la nouvelle comme une fable ou une parabole sur la mort, le désir inassouvi ou l’incommunicabilité. Chaque nouvelle est travaillée par une indécision, un refus de se clôturer, offrant au lecteur une ouverture troublante vers un sens qui nous échappe.

Des personnages en quête des autres et de soi traversées par une inquiétante étrangeté

Les personnages sont tous traversés par cette présence spectrale, certains comme le personnage de Brodman dans Zoucha sur le toit ne sachant plus s’ils sont vivants ou morts. Nicole Krauss prolonge le geste romanesque de Philip Roth en creusant les territoires du désir, de la souffrance et de la solitude.

Être un homme est un recueil qui explore la part fantomatique de toute existence, renvoyant ainsi à ces quelques phrases du roman de Philip Roth, dont le titre, Exit le fantôme, semble révélateur :

Mais le lot de douleurs qui nous est imparti n’est-il pas en soi assez insupportable pour n’avoir pas à l’amplifier par la fiction, pour n’avoir pas à donner aux choses une intensité qui, dans la vie, est éphémère et parfois même non perçue? Pour certains d’entre nous, non. Pour quelques très, très rares personnes, cette amplification qui se développe de façon hasardeuse à partir de rien, constitue leur seule assise solide, et le non-vécu, l’hypothétique, exposé en détail sur le papier, est la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout.

Philip Roth, Exit le fantôme

De nombreux personnages de ce recueil vivent leur judéité de manière conflictuelle. A la manière de Singer ou Roth, Nicole Krauss explore à travers cette judéité la contradiction humaine, à l’image du personnage de Brodman dans Zoucha sur le toit :

Certaines de ces nouvelles radiographient avec une grande précision le désir amoureux et sexuel :

Les personnages d’Être un homme semblent déambuler à travers les songes d’une existence prise à un moment de bascule. Certains se trouvent en train de suivre quelqu’un, à la recherche d’une figure imaginaire, fantasmée ou trouble, à l’image du personnage de la nouvelle Voir Ershadi.

Cette dernière, fascinée par l’acteur qui joue dans le film Le goût de la cerise d’Abbas Kiarostami, pense l’avoir repéré au Japon. Elle décide donc de le suivre :

Ce recueil explore le corps de ses personnages comme des lieux en perdition et déploie la fiction comme le théâtre de nos désirs fantômes. L’autrice saisit admirablement ces moments de bascule, ces passages d’un état à un autre avec un art de l’implicite et du non-dit. Nicole Krauss écrit pour installer en nous cette beauté mélancolique de l’indicible, cette sidération d’une image manquante qu’on aurait laissé échapper et dont nous ne sommes qu’une composante. La nouvelle finale éponyme se termine sur l’image de la mer et du rivage, comme si la littérature était la seule manière de résister à la montée des eaux pour reconstituer le continent oublié de nos désirs passés et à venir.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

Cet article a 2 commentaires

  1. Jacques-Remy

    Merci, votre article est remarquable.

    1. Antoine

      Un grand merci pour votre commentaire. N’hésitez pas à partager l’article.

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