Suivons Maria, l’agneau des neiges, née sur les bords de la Mer Blanche dans le Nord de la Russie, dans cette épopée atypique, historique, quasi-christique et initiatique.
Un roman à la fois fin, incandescent et tragique, qui ne ressemble à aucun autre, incroyable de phrase en phrase, mémorable de chapitre en chapitre, avec un style inclassable, comme si la réelle liberté humaine s’était enfin incarnée dans l’encre, comme une respiration renouvelée qui insuffle de l’espace et de l’histoire dans la tête, sans poncif, sans cliché.
Une surprise magistrale de la rentrée littéraire, en tous points, aux éditions Rivages !
Un roman très étonnant, comme son auteur !
Dimitri Bortnikov, est russe et est devenu francophone, comme ça, parce que la vie est comme ça. Dans ses romans, il parle souvent de vie et de mort, semble s’adresser à nous entre mystère et mystique et se dit lui-même « ouvreur de tombes » : il aime regarder les choses en face et dire ce que les langues ne savent pas forcément dire, ce qui fait parler sans qu’on le sache ceux qui ne disent pas : « les muets, les fous, les morts ».
Il est né en Russie, mais de sa vie on ne sait que peu de choses. Devenu écrivain par hasard, puisque vivant à Paris, il a reçu le Booker Prize et le Prix du best-seller national pour Le syndrome de Fritz, son premier roman, paru en 2002. Il a ensuite écrit, en 2005, un deuxième roman, Svinobourg.
En 2008, il écrit Furioso, directement en français, puis Repas de morts en 2011. Il n’a donc plus besoin d’être traduit pour être lu par les natifs du pays où il vit, et cela lui octroie une liberté de dire qu’on retrouve ensuite dans Face au Styx : face à un présent d’âme perdues à Paris, face au passé russe, il se démarque et s’affirme comme un écrivain incroyablement étonnant, atypique, novateur et créatif, intense.
Dans L’agneau des neiges, et dans un style inimitable et inclassable, on découvre une héroïne inclassable elle aussi, son courage, son évolution, ses joies et ses tristesses, ses espoirs et ses déceptions, ses voyages, son grand voyage, de régions en régions, d’événements en révolution.
La naissance d’une épopée
L’auteur a dédié ce livre à sa mère et ce, dès la première phrase.
Au début ce n’était pas le Verbe. Au début était la mère.
« L’agneau des neiges » – Dimitri Bortnikov
Puis, nous assistons à la naissance d’une héroïne.
Ça a commencé par une naissance sans un cri. Une naissance silencieuse…Maria a vu le jour quand la Révolution s’est mise à table pour dévorer ses enfants. Et plus elle mangeait – plus elle avait faim.
Ça a commencé dans le Nord. Quand les derniers blizzards arrivent. Grands blizzards…Quand le vent se cabre et passe dans la forêt, galope sur les cimes des sapins géants et que les bouleaux se mettent en transe, se penchent, comme des moines en prière, et l’esprit souffle houou houou sur la glace marbrée de la Dvina. »
« L’agneau des neiges » – Dimitri Bortnikov
Maria n’aurait peut-être pas dû naître, car la vie est dure autour d’elle, entre famine, misère et révolution.
Son enfance est complexe, bestiale et cruelle, violente mais étonnante, émouvante : entre ses deux frères bêtes et méchants, une vache, un chien, un monde en plein chaos, le quotidien des pauvres gens, la violence partout, des soldats maigres et pauvres, eux aussi, mais armés et uniformisés.
Elle tente de grandir et vivre malgré tout, s’acharne, même si nommée ‘Maria Patte d’Ours‘, à cause de sa botte enfilée de force pour cacher son pied bot.
Ce corps pas tout à fait normal, pourtant, ne l’empêchera absolument pas de faire ce que son esprit, son ventre et son cœur lui disent de faire : lutter avec acharnement pour sa vie mais aussi pour la vie des de 12 orphelins dont elle se charge et de les emmener avec elle, là où elle sent qu’elle va rejoindre la grande histoire.
L’odyssée de Maria
Maria est douce et curieuse, tenace au coeur d’un territoire de misère, et le monde reste beau, dans ses yeux exceptionnels.
Un autre jour, Maria s’est réveillée d’un étrange silence. Elle est sortie pour voir. le ciel était comme une huître ouverte … Au palais nacré. Et le ciel chantait la musique de la neige … Il avait neigé cette nuit-là. Maria humait l’air. Rien. Aucune odeur … L’air était pur, et le ciel était haut. Si haut … Et le silence était parfait. A tomber à genoux devant tout ça … Et puis le soleil s’est levé et la neige, elle s’est allumé de mille feux. Cette lumière du Nord. le feu vert d’abord ! Puis rose … Puis vermillon … Et l’ombre bleue, oui, ce bleu tendre, presque gros, qui vous suit, et puis passe devant et vous guide comme le chien d’un aveugle … Puis s’allonge à vos pieds, reste comme ça le temps d’un coup de cils, et puis disparaît. Mon ami, mon ami … La neige – c’est l’enfance de toutes les odeurs. La neige – c’est la mère de toutes les couleurs. La mère stérile … Toujours jeune. Et là, Maria s’est mise à prier.
« L’agneau des neiges » – Dimitri Bortnikov
Peut-être simple d’esprit, Maria n’est pas simplette : c’est un coeur pur qui suit ses intuitions, prend le monde tel qu’il est et s’y adapte.
Elle manifeste, quoiqu’elle ait à affronter, un élan inné vers autrui, sans jamais vouloir posséder ou juger qui ou quoique ce soit, elle se pose dans le monde en observatrice des passions des autres, des rencontres, des méandres, des tournants.
Un élan envers et contre tout vers autrui
Elle sera accompagnée. Une marraine qui deviendra son phare, après l’avoir prise sous son aile contre douze poissons, et grâce à laquelle elle apprendra à survivre dans les pires conditions.
Faites ce que vous dit cette femme. C’est ma marraine. Elle sera soulagée…Ça fait longtemps que je suis comme ça. Faites ce qu’elle dit, cette femme. Je suis un poids pour vous. Il vaut mieux pour vous avoir le ventre plein – sans moi, que vide – avec moi. » Voilà ce qu’elle a dit. Gloutons comme ils étaient…Tout de même, ils se grattaient la tête! Mais, oui…Mais la faim a toujours le dernier mot, comme on dit dans le Nord. Ils ont accepté le marché. Ils ont vendu Maria. Sans marchander…Pour douze poissons . Sans chicaner…
« L’agneau des neiges » – Dimitri Bortnikov
Une vieille femme, aussi, qui nourrira les enfants qu’elle entraîne avec elle vers la survie.
Folle ou pas folle – elle avait raison. Après avoir mangé l’Ukraine et bu la Volga, la famine a commencé à loucher vers le nord. (…) Regarde ma bouche – elle a dit. Même un nourrisson a plus de dents dedans ! Je te donne trois poissons. J’en ai encore un pour moi. Hé hé, je l’aurai à sucer pour dix ans! Et une fois sous terre – je le sucerai encore…
« L’agneau des neiges » – Dimitri Bortnikov
Une histoire contée universellement étonnante
Pour suivre l’odyssée de Maria à travers la Russie d’après la révolution bolchevique, il faut réussir à s’habituer à l’exaltation d’une langue française improvisée et poussée à ses extrémités.
On lit parfois le roman comme un poème scandé dans une tête illuminée, mitraillée par la ponctuation, justement là où ceux qui aiment lire des romans russes depuis des années pourraient ne pas s’y attendre.
On observe une créolisation infinie de la syntaxe, le pluriculturel qui s’amalgame pour mieux dire à tous l’universalité du dire, entre phrases brèves, exclamations comme des refrains, phrases parfois nominales, soutirant des sourires même aux moments les plus tragiques de la vie de Maria.
De déambulations en moyens de locomotion poétiques, surtout pour un pied malformé, tout un monde s’offre à nous, pour nous dire tout comme il le sent, pour nous faire sentir ce qu’on pourrait sentir nous aussi.
L’incroyable ville d’arrivée
Lorsque la petite histoire rejoint la grande, on se retrouve à suivre Maria jusqu’à Leningrad, et à la voir trouver cette ville si belle, si grande, si magnifique, si hallucinante qu’elle en oublie presque de respirer.
Maria va tout faire tout pour tenter de mettre à l’abri ses orphelins, quitte à mettre sa vie en danger.
On s’enfonce alors dans la douleur, dans l’obscurité et la violence, quand le froid glacial et indomptable, la guerre, la famine, la maladie, et même un ours lui aussi rendu fou par la faim, s’acharnent contre la vie.
Les cent dernières pages consacrées au siège de Leningrad (900 jours de septembre 1941 à janvier 1944 ) voient le style incroyable de l’auteur éclore totalement et exploser.
Un récit puissant et intimiste, un lyrisme singulier, des phrases inhabituelles et déroutantes
On se perd parfois dans les déambulations de Maria mais on la suit, dans ce livre particulier, si particulier, comme tous ceux écrits par l’auteur !
Alors que sa langue natale était le russe, quand il s’est mis à écrire directement en français, il a déclaré « changer de langue dans l’écriture, c’est comme mourir dans sa langue maternelle et renaître dans sa langue d’adoption ».
Et sa langue, sa langue à lui, est justement provocante, quasi provocatrice, en libertés de dire, révoltée, pleine de néologismes qui sont loin d’être des barbarismes, une écriture pleine de loufoqueries stylistiques, de sourires biaisés, en mots et en histoire racontée.
Un style inclassable, des tournures de phrases bien à lui, une ponctuation là où on ne l’attend pas, des virgules puissantes et des points de suspensions sans ellipse, des répétitions de mots comme pour mieux les ancrer après les avoir encrés, une oralité du conte, des répétitions incantatoires, des cris et des soupirs…
Tout est lisible, déplié devant nous, comme si nous étions nous aussi, lecteurs, au milieu d’une épopée de survie initiatique, soviétique et unique, aux côtés de Maria et de ses déambulations qui nous perdent autant qu’elles nous fascinent, tant Maria reste de bout en bout incandescente. Alors, on la suit. Jusqu’à la fin.
Et on a bien raison.