Rien n’est plus fantastique et plus flou que la vie réelle.
E.T.A. Hoffmann
Un auteur dissident
L’écrivain cherche toujours sa place. Son rôle n’est jamais évident car il va souvent refuser d’utiliser les mots de la tribu. Il apparait comme « le cancrelat », celui qu’on laisse périr dans sa chambre afin qu’il ne contamine pas le reste de la famille ou de la société. Il est le bouc-émissaire d’une société qui refuse de se regarder en face car le roman est trop souvent le miroir peu flatteur de nos vanités.
Andréï Siniavski a vécu plus qu’un autre ce sentiment que l’écrivain était un être nuisible et dangereux, lors de la parution de Promenades avec Pouchkine en 1975. Ecrit au camp de travail du Doubrovlag en 1966-1968, Andreï Siniavski défendait dans ce livre l’idée de la poésie comme un « art pur » qui ne peut être instrumentalisé par aucun pouvoir.
Le fils de Siniavski, Iégo Gran, rappelle ce contexte particulier dans la préface de ce roman explosif et inquiétant qu’est André-La-Poisse :
On retrouve ainsi dans Promenades avec Pouchkine une jubilation d’écriture et une liberté de ton qu’il a payé si cher :
Il a eu le bonheur de dévoiler en un strip-tease poétique la substance même du sexe féminin, avec sa sainteté bouleversante et tentante (…) Ce n’est point la chair, c’est son corps astral, c’est sa Psyché, c’est une tendre aura que Pouchkine a fixés par ce carrousel de pourpre et de lys, de petits pieds, de joues mignonnes, de seins charmants, d’épaules menues qui, séparés de leurs maîtresses, se sont mis à tournoyer par eux-mêmes, à valser « comme la vision aussitôt évanouie, comme le génie de pure beauté. »
Andréï Siniavski, Promenades avec Poucikine
C’est cette même liberté que l’on retrouve dans le roman André-La-Poisse qui parait aux Editions du Typhon.
On retrouve ainsi, à travers la figure de cet anti-héros qu’est André-La-Poisse, l’idée que l’écrivain fait honte à sa famille, figure de l’inutile et de la déception :
Un roman sous influence
Comme le rappelle très bien son fils Iégor Gran dans la préface du roman, un auteur a profondément marqué Andréï Siniavski:
Ah! Hoffmann! Mon père vivait une fusion spirituelle totale avec ce grand-maitre du fantastique.
Préface de Iégor Gran
Ce roman s’inspire d’une nouvelle d’Hoffmann, « Le petit Tsakhès », dans laquelle ce dernier reçoit la visite d’une fée qui va, au moyen d’une » bulle d’illusion d’optique » le rendre beau et talentueux. Ce qui est passionnant, c’est la manière dont Andréï Siniavski va réécrire cette nouvelle. Si le personnage éponyme d’André-La-Poisse va lui aussi recevoir la visite d’une fée, son pouvoir sera bien autre. En recevant le don du langage et de l’écriture, il va connaitre une malchance tragique, d’où son surnom d’André-La-Poisse. L’auteur se saisit de situations qui paraissent banales pour leur conférer un aspect inquiétant.
On assiste ainsi à la mort tragique des frères d’André-La-Poisse, naviguant en permanence entre le comique et le tragique. Toute la force de ces différents épisodes réside dans la capacité du récit à se renouveler. La fiction permet de dire la mort et de l’affronter, en travaillant sur la variation, à l’instar d’un compositeur.
Dans sa très belle biographie sur Hoffmann, L’ombre de soi-même, Pierre Péju faisait valoir les caractéristiques du récit hoffmannien :
L’hoffmannien caractérise ce léger changement d’optique qui nous fait voir de la bizarrerie dans certaines situations d’apparence banale, ou soupçonner une part de mystère chez une personne que l’on croyait bien connaître. Une forme a bougé derrière la vitre ternie d’une maison déserte. Un être de fiction, sorti d’un opéra ou d’un roman, s’approche de nous et nous adresse la parole. Notre inquiétude augmente. On comprend que la plus paisible des existences dissimule une dangereuse énigme. Partagés entre rire et terreur, nous voilà au cœur de l’hoffmannien .
Pierre Péju, L’ombre de soi-même
Ce qui est d’autant plus fort dans le roman d’Andréï Sininiavski, c’est ce que cette bizarrerie s’est emparée de l’être même de l’écriture. André-La-Poisse n’est-il pas étranger aux autres et à soi-même par son statut de poète.
Les références hofmanniennes se retrouvent tout au long du roman, notamment dans ce passage où le lecteur assiste à la mort accidentelle de l’un des frères d’André-La-Poisse :
Le terme d’ « ondine » rappelle ici l’ opéra Ondine tiré d’un conte de son ami Friedrich de La Motte-Fouqué, dont Hoffmann est le librettiste et compositeur. Cet opéra connaît alors un succès prometteur jusqu’à l’incendie de l’opéra de Berlin après quelques représentations en 1817.
La langue des perdants magnifiques
André-La-Poisse interroge avec une force comique et tragique le statut de l’artiste en proie aux sociétés tyranniques et autoritaires. Ce qui est réjouissant dans ce roman, c’est son invention et sa liberté de ton. Cette langue des vies trouées, cassées et persécutées s’exprime à travers une syntaxe et un vocabulaire d’une formidable liberté. Andréï Siniavski joue avec les mots et le rythme de la phrase pour s’affranchir des normes sociales et artistiques en vigueur :
Le roman emprunte toutes les libertés stylistiques. La phrase est souvent virtuose pour exprimer le refus de l’asservissement. Tant qu’il est encore en vie, l’auteur écrit. La respiration de la phrase traduit au plus près la respiration du vivant. Dans cet extrait, la phrase tend à explorer ses propres limites, puisqu’on termine sur une phrase nominale. L’action ne se trouve plus dans le verbe mais dans l’énonciation des mots eux-mêmes :
Ce roman est la respiration d’un homme qui associe l’inspiration du verbe et de l’ironie à l’expiration et au refus de toute société qui enferme et emprisonne.