» La littérature n’est pas née le jour où un jeune garçon criant Au loup! Au loup! a jailli d’une vallée néanderthalienne, un grand loup gris sur ses talons: la littérature est née le jour où un jeune garçon a crié Au loup! Au loup! alors qu’il n’y avait aucun loup derrière lui. Que ce pauvre petit, victime de ses mensonges répétés, ait fini par se faire dévorer par un loup en chair et en os est ici relativement accessoire. Voici ce qui est important: c’est qu’entre le loup au coin d’un bois et le loup au coin d’une page, il y a comme un chatoyant maillon. Ce maillon, ce prisme, c’est l’art littéraire. «
Vladimir Nabokov, Littératures
Lire Ada ou l’Ardeur de Vladimir Nabokov, c’est se perdre dans un labyrinthe. Tenter de démêler le vrai du faux. Et en sortir enchanté.
Il suffit le lire la première phrase d’Ada ou l’Ardeur pour se rendre compte que Nabokov, en tant que génial prestidigitateur, dupe son lecteur :
Avant même de vérifier l’exactitude de la citation, intéressons-nous au titre donné à l’œuvre de Tolstoï par Nabokov : Anna Arkadiévitch Karénina.
Le titre du roman de Tolstoï, c’est Anna Karénina. On ne trouve pas ce nom d’Arkadiévitch. On trouve bien le terme d’Arkadiévna pour désigner Anna Karénine, puisque c’est une femme. Elle a en revanche un frère qui s’appelle Stépan Arkadiévitch Oblonski.
Dès la première phrase, Nabokov joue avec l’intertexte en insérant un nom masculin entre deux noms féminins, introduisant par là l’ambivalence sexuelle et la figure du double sexuelle.
On se rend donc forcément compte que la citation présente dans Ada n’est pas celle qu’on retrouve dans Anna Karénine :
Dès la première phrase, Nabokov inaugure une ambivalence sexuelle et textuelle, l’une nourrissant clairement l’autre. Le jeu amoureux rejoint le jeu littéraire, au sens où se pose un je narratif qui séduit autant qu’il trouble le lecteur.
Tout le plaisir de la lecture nabokovienne se trouve dans ce geste initial : créer un couple amoureux constitué par l’auteur et son lecteur avec ce chassé croisé du mensonge, de l’illusion et de la vérité qui ne cessent de nous échapper.
En détournant la phrase de Tolstoï, Nabokov lui rend hommage tout en ironisant sur sa valeur morale. Rappelons ici que Tolstoï était l’écrivain préféré de Nabokov, notamment à cause de son incroyable don à saisir ces petits détails qui rendent si vivants les personnages. L’auteur de Lolita en a admirablement parlé dans ses cours de littérature.
Mais ceci est une autre histoire.
Affaire à suivre donc.