Ceci est un roman sur un artiste qui a vécu, dont le titre est le nom, un artiste conceptuel néerlandais, fasciné par les chutes et marqué par l’absence de son père, un artiste de performance néerlandais qui laissa après lui une œuvre fulgurante constituée essentiellement de photos et de petits films, une fiction poétique sur chute considérée comme un des beaux-arts.
« Avec Bas Jan Ader, vient à la fois parachever et déployer l’entreprise romanesque générale : à travers l’artiste hollandais, c’est une poétique de l’apparition/disparition qui trouve chair et forme, une poétique de la chute comme « état d’être au monde » (René Char). »
Christine Marcandier, pour Diacritik
Ce roman est paru l’été dernier et les critiques enthousiastes ont défilé, en nombre…. Un enthousiasme bien sûr partagé par Cultures sauvages qui aime réellement intensément les arts, contemporains ou non, sauvages, ou pas !
Un roman épique, d’aventure, outre atlantique, psycho-biographiques, mythologique ?
Prenons le large et le court à la fois, prenons la tangente et le plaisir, prenons le temps de le lire, maintenant que la rentrée littéraire est passée, profitons de la douce marée descendante et apaisée, et découvrons page après page, lentement, très lentement, si on peut, ce très beau, empathisant et émouvant portrait.
Tu y es tout à fait, tu vas, tout près, dans un périmètre grand comme ta taille, tomber, tomber à côté de toi. Mais d’abord tu vas tomber un peu plus loin, cette chute de si près de toi, à partir de toi, te semble trop majestueuse pour être accomplie tout de suite. Il y a dans cette chute une épure, un raffinement extrême exigé par le corps et la pesanteur. Il ne s’agit pas d’être économe ou de penser au prochain coup mais plutôt de ne pas galvauder, avoir un objectif, aussi.
« Avec Bas Jan Ader », de Thomas Giraud
Partons à la découverte d’un spécialiste des chutes, d’un artiste pas forcément connu, puisque mort près avoir été brièvement contemporain.
Être ou avoir été : ce livre et l’artiste qui y est raconté
Bas Jan Ader (1942-1975) est un artiste de performance. Son existence de est brève et peu documentée.
Bas Jan Ader est surtout connu pour sa série intitulée Suspended Between Laughter and Tears, une série de photographies monochromes dans lesquelles il se met lui-même en scène, parfois souriant, parfois en larmes.
Bas Jan Ader disparaît en mer à l’âge de trente-trois ans. Cette disparition donne lieu à toutes sortes de spéculations. Comme si Icare avait chuté dans sa quête solitaire d’atteindre l’impossible.
C’est peut-être la raison première de ce livre : une fascination pour le non dit, donc le non su, une tentative de reconstituer sur des suppositions l’existence de cet homme à la destinée écourtée.
Un puits de peut-être, un ouvroir de littérature biographique poétique potentielle (un OuLiBioPoPo ?)
Une chute comme fascination et trajectoire
Bas a deux ans quand son père, le pasteur Bastiaan Ader, meurt en héros foudroyé dans la forêt. La chute a été lente, mais Bas était bien trop jeune pour la saisir. Sa mère écrira un livre en hommage à son mari, ce héros. Mais cette chute continuera à hanter le parcours de Bas.
Il inscrit son art dans la chute, la recherche du centre de gravité, de l’équilibre. Sue, sa femme le filme tombant d’une chaise, d’un toit ou d’un vélo lancé dans le canal d’Amsterdam.
« Ce qui compte, c’est de montrer comment quelqu’un tombe, la manière dont on passe du déséquilibre au basculement, ces quelques grammes qui équilibraient tout le corps sur une ligne très fine et entraînent, t’entraînent, à présent vers le sol. »
« Avec Bas Jan Ader », de Thomas Giraud
Ce qu’on sait, c’est qu’il semble difficile pour Bas Jan Ader de trouver son identité, savoir qui il est, d’être «seulement toi et pas ce mélange du fantôme et toi».
Tu étais seul, tu a toujours été seul. Ça n’a jamais été une solitude déprimée et déprimante mais ce fut une solitude qui je suppose s’est imposée par la force des choses, la mort d’un père, la sortie de la guerre, une adolescence rebelle, bref une solitude orgueilleuse.
« Avec Bas Jan Ader », de Thomas Giraud
La mort de son père a déterminé toute sa vie et son œuvre et cette mort qui le fascine, l’obsède, l’attire pourrait être le vide, le gouffre qui engloutit l’être.
Entrons-nous, dans ce livre, avec Thomas Giraud et Bas Jan Ader, au coeur de la chute en boucle et sans fin, celle, aussi, de ce père, fusillé par des soldats allemands ?
Sommes-nous pris dans une boucle d’immense solitude provoquée par le manque ?
Un an, ce n’est pas suffisant pour balayer tout ce à quoi tout le monde s’accroche. Les gens, les idées et les mots pour les formuler sont restés identiques, ce qui somme toute est assez banal, chacun prenant son rôle, son destin, celui de Bastiaan au sérieux, sans même s’en rendre compte.
« Avec Bas Jan Ader », de Thomas Giraud
Le miracle : une quête ou une performance ?
Cet artiste, performeur hollandais, exécute un programme de recherche intitulé In search of the miraculous. Une traversée de l’Atlantique en 60 jours. Sa dernière performance : traverser l’océan dans une coque de noix (un Guppy, l’Ocean Wave) accompagné d’un livre de Hegel et d’une chanson des Beatles en tête.
Le projet était la traversée. Une première étape consistait à saisir douze images de nuit à Los Angeles. La dernière aurait été un trajet en ferry-bus de l’Angleterre au Pays-Bas.
La ligne de fuite est peut-être l’impossible chute à raconter, loin des archives ou des documentations détaillées.
Dire la chute, les chutes, la traversée performatrice en explorant le silence, le blanc, le sens, les tremblements et manquements éventuels qui donnent du sens, pourtant.
Tu es entièrement dans l’eau, tu sens l’océan sur tes épaules, tu vérifies l’apesanteur, les jambes, dans le vide immense et liquide. Puis tu bascules les hanches et commences à ramper à la surface de l’eau. Pendant quelques minutes, tu nages une brasse vigilante, jamais plus loin qu’à la distance d’un bras du bateau. Tu fait des cercles autour d’Ocean Wave, sans mettre la tête sous l’eau, ni les yeux, surtout pas les yeux, comme si l’eau de l’océan sur ta cornée, même quelques instants, pouvait te rendre aveugle ou incapable de retrouve ton bateau.
« Avec Bas Jan Ader », de Thomas Giraud
La fin sera la fin
Cette ultime performance solitaire semble un moyen de «semer le fantôme sur cet océan sans repères» mais aussi de rejoindre le fantôme de son père, en espérant peut-être qu’il lui «adresse un signe».
Dans ce récit, se mêlent deux histoires : l’une est suspendue comme à une branche parmi d’autres branches, avant la chute. L’autre est une performance, avant la disparition du performeur.
Le lecteur navigue entre deux deux fils tissés, comme un funambule dédoublé : un fil de lecture suit Bas Jan Ader dans sa traversée, de sa préparation à son issue fatale, et l’autre remonte jusqu’à la mort du père et se déroule de l’enfance à l’âge adulte jusqu’à cette fatale performance. Deux histoires pourtant dans le même bateau.
Certains ont dit que c’était un suicide déguisé, que tu n’avais plus soif de rien, qu’on ne traversait pas l’Atlantique avec si peu de moyens, avec ce bateau inapproprié sans en attendre quelque chose. Personne ne sait, personne ne peut savoir, personne ne pourra savoir. Il faut faire avec, ce peut-être qui, je crois, était le peut-être que tu acceptais aussi : les choses n’étaient probablement pas tout à fait claires pour toit entre le fait de vivre, de mourir ou même d’être entre les deux ou, par moment, au-delà.
« Avec Bas Jan Ader », de Thomas Giraud
L’auteur, un autre autre entre autre
Thomas Giraud est né à Paris, il vit et travaille à Nantes. Son premier roman imaginait ce qu’avaient pu être certains épisodes de la vie d’Elisée Reclus, avant les ruisseaux et les montagnes. Il a connu un certain succès et a su toucher son public, naturellement.
Son deuxième ouvrage, La Ballade silencieuse de Jackson C. Frank imagine la vie de cet auteur compositeur interprète folk américain. Ce roman a lui aussi connu un beau succès puisqu’il a été nominé au prix de la brasserie Barbes (Littérature et musique) 2018, au prix des lycéens et apprentis, île de France 2018 et obtenu le Prix Climax.
Après Le Bruit des tuiles, paru en 2019, lauréat du Prix de la page 111, Avec Bas Jan Ader est son quatrième roman, publié à La Contre Allée, en août 2021.
Thomas Giraud nous offre des récits sensibles, des explorations de l’intérieur de ses personnages. Il choisit et pèse ses mots avec un soin d’orfèvre, et ces mots choisis voilent élégamment le récit avec poésie, tout en ne lui enlevant aucun mystère.
Ces livres nous amènent à suivre ces héros, ces personnages laissés de côté, mais aussi, peut-être, à trouver une harmonie, une spiritualité, une énergie en osmose avec le monde.
Dire l’autre, entrer dans sa tête pour entrer dans sa chute
Lecteurs, nous voilà dans l’esprit du héros, cet insaisissable funambule, et Thomas Giraud nous y fait entrer avec lui.
Un texte qui ne divulgue pas forcément le comment, le pourquoi, mais qui le fait ressentir. Le héros est « tu ». C’est le principe même de l’empathie : lire les gens, ce qu’ils veulent, ressentent et pourquoi. Tout en pudeur, respect, retenue. Comme un soupir, comme un point d’orgue, pour laisser le temps respirer. C’est ce texte, très juste.
Le « tu » du livre est une manière d’être avec (l’auteur, le héros, l’autre, un autre) mais c’est aussi le « tu » de ce qui n’est pas dit, oublié, tu, effacé. Ce qui, dans cet océan narré refait surface dans la prose poétique, élégante et mystérieuse, de ce récit.
On décortique les œuvres du personnage éponyme et on imagine le contexte de leur réalisation, tout en tentant de cerner sa démarche artistique.
Sa performance, cette traversée, lance par ailleurs des vagues de peur, de curiosité, d’émotion, d’intrigue, de curiosité sentimentale et sensible.
Un artiste pittoresque et mélancolique
On se prend facilement d’affection pour cet homme au destin pittoresque et on se laisse bercer par les mots comme résonne en nous la sublimo-mélancolique Song to the Siren de Tim Buckley, dont le fils Jeff s’est noyé, nous laissant émus, sidérés et noyés par les larmes, chanson interprétée de surcroît par This Mortal Coil : l’exergue du roman disait déjà l’émotion qui allait s’amonceler pour comprendre, lire, ajuster, découvrir, traverser.
On sait, quand on aime lire, que la tempête peut être dense et intense, et que, bien que mortelle, n’est pas pour autant absolument violente.
Et c’est toute la douceur de ce livre
Il y a, dans Avec Bas Jan Ader un plaisir indicible et ému de lire, la poésie et la profondeur étant alliées à une sorte d’espièglerie timide, mais réelle, pour comprendre l’approche sensible de la vie, de la mort et de l’art de cet homme aux multiples facettes.
Ce livre parvient à rendre visuelles les performances artistiques grâce à la magie de l’écriture, les émotives métaphores filées, à nous faire plonger au cœur de la vie, dans les abysses d’une recherche absolue et dans l’océan.
Sombrer, chuter, tout dépend-il de l’endroit qu’on traverse ou des vagues qui nous traversent ?
Ce livre nous fait vivre ce qu’a peut-être vécu Bas Jan Ader, pour rejoindre ceux qui tombent, ceux qui pleurent. Une manière de se rapprocher du père, ce héros inégalable qu’il n’a pas connu. Une ode à la si courte vie de l’artiste, une vie suspendue, en suspens, toujours en quête d’un miracle.
La précision minutieuse et en mots qui jouent, nagent, voguent nous prend dans ses filets. C’est le plus dense, le plus intense et le plus intime de l’artiste conté qu’ils disent… L’intention et l’action, le vouloir et le faire deviennent dire pour nous décrire les arcanes insaisissables devenues dicibles.
C’est toute la magie de ce livre. Un livre à lire comme un incessant, véritable, émouvant coup de cœur !
Avec Bas Jan Ader, Thomas Giraud, La Contre Allée, 20 août 2021, 180 p.