Il y a beaucoup de livres qui ont pour moi valeur de littérature, bien qu’ils ne soient pas classés dans la littérature, des textes de Michel Foucault, de Bourdieu, par exemple. C’est le bouleversement, la sensation d’ouverture, d’élargissement, qui fait pour moi la littérature.

Annie Ernaux

Il arrive que l’écriture rejoigne la lecture dès lors que ces deux forces de vie et de colère s’apparentent à une blessure. Une blessure qui relie l’écrivain à son lecteur. Une trace dans le corps d’écriture et de lecture. Et qui fait intrusion dans le réel pour bousculer notre vision trop cloisonnée de ce qu’on appelle la littérature.

Dans son nouveau roman intitulé Combats et métamorphoses d’une femme, Edouard Louis revient sur la figure de sa mère, corps social dominé, pour mieux dynamiter le corps social, politique et littéraire. Comme l’écrivait Gilles Deleuze, écrire pour dire la honte d’être un homme. Et libérer la vie que l’on ne cesse d’emprisonner. A partir d’une photographie retrouvée de sa mère alors que cette dernière avait vingt ans, Edouard Louis interroge la trajectoire d’une vie et assassine les mots de la tribu pour faire du corps littéraire un corps de colère et d’insoumission.

L’écriture photographique ou l’intrusion du couteau en littérature

Il y a toujours un détail qui « crispe » le souvenir, qui provoque un arrêt sur image, la sensation et tout ce qu’elle déclenche.

Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau

Le roman s’ouvre donc sur la découverte d’une photo. Photo qui ne sera « vue » qu’une fois que les mots auront exprimé toutes leurs rages. Une fois que le langage aura fait son labeur, celui de se battre contre lui-même.

Cette photo de la mère d’Edouard Louis sera donc comme un fantôme de nos impensés, comme la trace d’une blessure qui ravive le corps littéraire. Elle est ce détail dont parle Annie Ernaux qui « provoque un arrêt sur image », ou plus exactement un arrêt sur texte. Cette photo est le détail qui déclenche l’instantané du langage.

J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan. Toujours quelque chose de réel.

Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau

Cette photo, c’est un peu la langue qui se bat pour et contre la mère du narrateur, à la manière des photographies d’Annie Ernaux présentes dans l’édition Quarto intitulée « Ecrire la vie » :

Annie Ernaux, « Ecrire la vie »

Le projet est bien celui-ci : écrire la vie pour dire la honte. Et s’en extraire grâce et contre la littérature :

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

Certaines phrases du roman sont reprises, telles des variations, comme une façon d’acter la sidération de toute langue. Edouard Louis s’emploie à travailler sur les mots pour en développer le négatif, comme un photographe. L’emploi de la pleine page et celui des italiques constituent comme un envers de l’original. A moins que l’envers des mots n’ait toujours été là.

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

Ces phrases en italiques sont autant de portraits de famille, comme si la langue de la tribu avait été photographiée et accrochée sur la page :

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

L’écriture des origines du corps ou la rage du corps familial

Retour à Reims a ce pouvoir-là, celui d’agir sur les corps comme dans un échange intime avec la lectrice ou le lecteur.

Edouard Louis au sujet de Retour à Reims de Didier Eribon

Combats et métamorphoses d’une femme interroge tout au long du roman la présence du corps, celui de sa mère et celui du narrateur, poursuivant avec force et puissance le geste d’écriture initié par Didier Eribon dans Retour à Reims. Ce dernier redonnait au corps sa place fondamentale dans l’origine d’une vie de transfuge social :

Didier Eribon, Retour à Reims

Le roman d’Edouard Louis dialogue et correspond très fortement avec l’essai de Didier Eribon, interrogeant la présence du corps de l’autre dans une trajectoire sociale déterminée. Ainsi le corps d’Angélique chez Edouard Louis, cette femme d’un autre milieu et qui va devenir un temps l’amie de la mère du narrateur, renvoie à cette évidente rigidité sociale. Chaque corps a toujours son mot à dire :

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

Ce qui est passionnant, c’est cette « intensité souterraine » entre le roman d’Edouard Louis et l’essai de Didier Eribon. La manière dont un livre infuse, pénètre, se sédimente dans le corps et les mots d’un lecteur :

Didier Eribon, Retour à Reims
Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

Ce qui est d’autant plus singulier, c’est le travail d’un texte en son for intérieur, à l’intérieur même de la page. Ce roman d’Edouard Louis dialogue et combat aussi avec sa propre construction sociale et littéraire. La parenthèse devient ici objet d’aveu, comme un façon de différer ce qui doit advenir. Si le langage est le lieu de la différence, il est celui de la différance avec un » a » qui retarde les mots à venir. Ceux qui sont au départ implicites et qui se cachent pour mieux être vus et lus. Il ne s’agit plus de cacher mais de dire.


L’écriture comme corps à corps avec le lecteur ou la guerre contre le corps social

Le rôle de l’écriture est de constituer, avec tout ce que la lecture a constitué, un “corps” […]. Et ce corps, il faut le comprendre non pas comme un corps de doctrine, mais bien – en suivant la métaphore si souvent évoqué de la digestion – comme le corps même de celui qui, en transcrivant ses lectures, se les est appropriées et a fait sienne leur vérité : l’écriture transforme la chose vue ou entendue “en forces et en sang” (in vires, in sanguinem.

Michel Foucault, « L’écriture de soi

L’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule continue à mener avec ce nouveau roman un combat contre la violence du corps social et politique. Cette violence s’incarne lors de l’épisode de l’appendicite :

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

Cette violence sociale devient cet autre, cet alien qui prend un instant possession du narrateur. Il fait l’expérience foucaldienne de l’écriture comme ce qui  » transforme la chose vue ou entendue “en forces et en sang”.

Il semble d’ailleurs que ce roman ne puisse se lire que d’une seule traite, comme un feu qui s’embraserait ou la détonation d’un coup de canon qui viendrait sonner l’heure des métamorphoses. A travers la figure de la mère, le roman inscrit le corps physique comme un corps d’écriture, travaillé par le sentiment de honte. Edouard Louis conçoit ainsi l’écriture comme une arme, à retourner contre elle-même et contre soi.

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

Ecrire non contre le monde mais aussi contre soi. La littérature est donc ici affaire de style, comme le rappelait Marielle Macé :

 Le style est notre “faire”, notre puissance pratique, notre morale, la manière est notre être.

Marielle Macé, Façons de lire, Manières d’être

Dès lors qu’il énumère tous les instants et les souvenirs au sujet de sa mère, le corps de celle-ci devient une puissance politique et littéraire :

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme

La littérature comme horizon pour mieux creuser d’autres souterrains dans la langue maternelle. Une littérature qui amène à transformer les mots en actes politiques. Combats et métamorphoses d’une femme constitue le retour d’une langue en son pays maternel pour dire la honte et pour retrouver sa place. Pour retrouver le geste des origines, celui d’écrire la vie.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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