Un épuisement du sens

Ce n’est pas anodin si l’incroyable recueil de Sabrina Orah Mark s’ouvre sur une citation de Beckett, extraite de L’Innommable :

Chère incompréhension, c’est à toi que je devrai d’être moi à la fin.

Samuel Beckett, L’Innommable

Ce qui est annoncé, c’est bien la tentative d’un épuisement, à l’instar des propos de Deleuze sur Beckett:

L’épuisé, c’est beaucoup plus que le fatigué. « Ce n’est pas de la simple fatigue, je ne suis pas simplement fatigué, malgré l’ascension. » Le fatigué ne dispose plus d’aucune possibilité (subjective) : il ne peut donc réaliser la moindre possibilité (objective). Mais celle-ci demeure, parce qu’on ne réalise jamais tout le possible, on en fait même naître à mesure qu’on en réalise. Le fatigué a seulement épuisé la réalisation, tandis que l’épuisé épuise tout le possible.

Gilles Deleuze,

Il semble bien, et cela dès le premier texte, « Lait sauvage », qui donne son nom au recueil, traduit par Stéphane Vanderhaeghe aux éditons do, que Sabrina Orah Mark cherche non seulement à fatiguer la forme et le sens mais surtout à l’épuiser. Et à épuiser chez le lecteur toute tentative de figer les différentes nouvelles qui constituent ce recueil dans un sens univoque.

Sabrina Orah Mark épuise tout d’abord la forme même de ses textes en brisant la narration classique et le rapport simpliste de cause à effet. Elle fait baigner ses textes sous l’égide de l’étrange et du poétique. Ces différentes histoires appartiennent autant à la nouvelle qu’à la fable, à la parabole qu’au fragment poétique.

Elles sont autant de variations sur l’émergence du sentiment absurde et décalé d’être au monde, de l’impression qui peut nous saisir que le réel a été inquiété par la langue et les mots.

L’autrice convoque souvent une réalité quotidienne, proche de l’enfance et de l’adolescence. On pense être en terrain connu et, au moyen d’un mot ou d’une expression, le monde bascule, comme si on passait avec Alice de l’autre côté du miroir.

Dans la nouvelle inaugurale, « Lait sauvage », le quotidien se transforme au moyen du mot « monsieur »:


Des histoires qui se réfléchissent

Ces différentes histoires se répondent par tout un jeu d’échos et de correspondances. Si elles ont chacune leur autonomie, elles racontent toutes l’aventure intérieure de notre difficulté à vivre. Chaque texte, de par sa force et sa concentration poétique, se fait l’épopée de nos failles, de nos étrangetés, de nos métamorphoses intérieures, de notre rapport à l’autre. Ces nouvelles tissent un étrange lien entre elles, puisque certains motifs semblent revenir et habiter les phrases.

On retrouve notamment quelques thèmes disséminés, à l’instar du lait ou de la souris.

Le « lait sauvage » du titre se dissémine au fur et à mesure des nouvelles puisque cette thématique du lait se retrouve aussi bien dans la nouvelle éponyme:

Dans la nouvelle « Le monde était radieux et la douleur inconnue »:

Que dans « Ne te contente pas de faire quelque chose, reste plantée la! » :

Ce lait nourricier, souvent problématique, traduit aussi bien la force de nos désirs inconscients que sa qualité liquide, comme le sens qui n’est jamais fixe. Ce qui nourrit ici l’écriture apparait aussi comme sa probable fin. Le recueil s’ouvre et se termine sur ce lait qui n’ a pu être pleinement donné. Dans la nouvelle « Ne te contente pas de faire quelque chose, reste plantée la! », qui est la dernière du recueil, le lait inaugure le texte sans pour autant pouvoir empêcher la fin du recueil. Il ne reste donc plus qu’ à compter ( de 1 à 100) le nombre de phrases à dire, comme un sorte de décompte d’une mort textuelle annoncée.

La figure de la souris revient aussi très régulièrement dans le recueil de Sabrina Orah Mark, écho à la nouvelle de Kafka  » Joséphine, la cantatrice ou le peuple des souris ».

On la trouve aussi bien dans « Lait sauvage »:

Dans « Tweet »:

Dans  » La Belle-Mère » :

Que dans « Mère chez le dentiste »:

Au fur et à mesure de la lecture, les nouvelles dialoguent entre elles, comme par un jeu étrange d’échos. Ainsi dans la nouvelle « Mon frère Gary et fait un film & voici ce qui est arrivé  » on peut y lire l’écriture du décalogue :

Et on retrouve cette référence biblique dans une autre nouvelle intitulée « Le monde était radieux et la douleur inconnue fait écho à cette référence biblique » :

Au lecteur de saisir les lois qui structurent ces histoires.


Des figures tutélaires

Sabrina Orah Mark convoque dans plusieurs nouvelles des figures d’écrivains, à l’instar de la nouvelle « L’appel »:

Elle intègre ces figures d’écrivains dans une fiction où ces derniers ne sont nommés que par leurs prénoms, leur conférant une valeur singulière et poétique. Chacune de ces figures a en commun cette volonté d’absolu de la littérature par des récits fragmentés, des poèmes, des essais ou des textes inachevés : Emily Dickinson, Walter Benjamin, Bruno Schulz, Martin Walser, Franz Kafka ou Samuel Beckett.

Ces figures d’écrivains semblent d’ailleurs contaminées le reste des autres nouvelles, à l’instar d’un Martin Walser

Ce dernier fut l’auteur de Retour dans la neige : «Je n’avais pas de pardessus. Je tenais la neige à elle seule déjà pour un manteau m’enveloppant d’une merveilleuse chaleur./ Bientôt, je réentendrai la langue de mes parents, de mes frères et de mes soeurs et je foulerai à nouveau le sol aimé de ma patrie.» . Et c’est donc allongé dans la neige qu’on retrouva son cadavre le jour de Noël 1956.

Et il n’est ainsi pas étonnant que le thème de la neige se retrouve dans de nombreux textes de Lait Sauvage.

La figure de Beckett, dont il a déjà été question, est à ce titre emblématique. Ce dernier a entretenu avec l’œuvre de Dante une proximité particulière, et l’on a comparé sa trilogie romanesque – Molloy, Malone meurt et l’Innommable – à une divine comédie.

Comme le rappelle Jean-Pierre Ferrini, « Dante est un des écrivains que Samuel Beckett a le plus cité. De ses premières fictions ou poèmes de jeunesse, à la tonalité plutôt satirique, jusqu’aux textes de la maturité, comme « Comment c’est », « Le dépleupleur » ou « Compagnie », des mots, des personnages, des paysages de « La Divine Comédie » apparaissent avec une régularité exemplaire ».

Il n’est pas étonnant de trouver dans la nouvelle  » Ne te contente pas de faire quelque chose, reste plantée là » une référence à En attendant Godot :

Et donc aussi à la figure de Béatrice, qui fut la muse du poète italien :


Une œuvre rhizomique

A la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes […]  Le rhizome procède par variations, expansion, conquête, capture, piqûre.

Deleuze et Guattari, Mille Plateaux

Les histoires de Sabrina Orah Mark orchestrent une réalité étrange, où les mots inquiétent notre représentation du monde. Dans la nouvelle « Mon frère Gary a fait un film & voici ce qui arriva », le lecteur affronte un monde inquiétant, entre conte de fées et fragments horrifiques:

A la manière d’un rhizome, cette histoire procède par la variation d’une phrase pour trouer le voile du monde. Ces trous évoqués dans l’incipit renvoient à cette idée de piqure rhizomique. Piquer l’étoffe du réel pour le voir autrement.

Chaque nouvelle ressemble ainsi à ce sceau troué, à cette narration qui fuit et laisse le lecteur assister à ces histoires qui nous capturent, nous ravissent et nous piquent.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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