Il attendait de la littérature qu’elle l’engloutisse.
Régis Jauffret, Le dernier bain de Gustave Flaubert
L’orgie perpétuelle
De nombreux écrivains ont exprimé leur admiration et leur reconnaissance envers Gustave Flaubert : de Mario Vargas Llosa à Marie-Hélène Lafon, de Pierre Michon à Julian Barnes, ils ont tous traduit le rôle fondamental joué par Flaubert. Dans un entretien accordé à Antoine Compagnon, Mario Vargas Llosa rappelait le rôle joué par Madame Bovary mais aussi par sa correspondance :
En lisant Madame Bovary, j’ai découvert que le réalisme n’était pas incompatible avec la beauté, avec l’originalité, avec la précision de la langue. J’ai lu tout Flaubert et c’est principalement sa correspondance qui m’a profondément marqué […] Ce que j’ai découvert, c’est que le Flaubert du début n’était pas un génie. Et moi je me sentais à ce moment-là très découragé parce que je voyais que je n’étais pas un génie non plus ! J’ai fait le constat que Flaubert voulait tellement être un grand écrivain, sans être un génie de naissance qu’il a décidé, grâce la discipline, à travers la persévérance, à travers le fanatisme du travail, de devenir un grand écrivain. Et cette transformation était le produit d’une obstination, du travail, de la discipline. Alors je me suis dit : « Voilà ce qu’il faut faire, il faut travailler, il faut corriger. » Et c’est de cette façon que j’ai fini mon premier roman. Ma dette envers Flaubert est énorme.
Dans le nouveau roman de Régis Jauffret consacré à l’ermite de Croisset, Le dernier bain de Gustave Flaubert aux éditions du Seuil, on retrouve ainsi ces deux pôles : le personnage d’Emma Bovary qui vient visiter son créateur et l’importance des lettres envoyées aussi bien à Louise Colet, Louis Bouilhet qu’à Alfred Le Poitevin ou Georges Sand.
Régis Jauffret reconduit par son écriture ce geste orgiaque, cette « orgie perpétuelle » dont parle Mario Vargas Llosa et que l’auteur de Claustria, de Bravo et de Microfictions se propose de traduire par des phrases pareilles à des épopées :
Ce qui est frappant à la lecture de ce roman, construit autour des dernières heures de la vie de Flaubert, avec de nombreux retours en arrière, c’est à quel point la langue est perçue comme une aventure. Ce qui va primer dans ce roman, c’est bien l’incarnation d’un corps dans l’aventure de l’écriture et son rapport aux autres, au sexe et à la mort.
Les deux corps du roi
Dans son livre Corps du roi, Pierre Michon réinvestissait les deux corps du roi de Kantorowicz pour les associer aux deux corps de l’écrivain :
Le corps physique de Flaubert dans le roman de Régis Jauffret est relié à son corps littéraire, comme si l’un alimentait l’autre :
Dans ce roman, le lecteur assiste à ce dialogue permanent entre le corps physique et le corps symbolique. Dès la scène d’ouverture, le corps physique de Flaubert est plongé dans l’eau, comme pour faire l’expérience du corps face à son environnement le plus direct.
Le roman exprime par ailleurs la douleur du corps de Flaubert, en proie aux crises d’épilepsie :
S’immerger dans un lieu
Dans l’émission « Un homme, une ville » consacrée à Flaubert, Jean Montalbetti s’était rendu notamment avec Alain Robbe-Grillet à Rouen pour rechercher l’esprit flaubertin. Cet épisode était intitulé : « A Rouen, topologie d’un pays fantôme ». Cet aspect spectral se trouve dans le roman de Régis Jauffret, avec cette présence des personnages qui viennent visiter Flaubert, lui-même fantôme errant dans un espace indéterminé, celui du texte et du souvenir laissé par ses personnages.
Le roman de Régis Jauffret est un espace fantomatique où l’écriture convoque les disparus. Dès le début du roman, le lecteur se retrouve immergé dans ces lieux, intégré à une narration immersive :
Alain Robbe-Grillet interrogeait dans cette émission le rapport étrange entre un lieu réel et un lieu littéraire :
Tout ce qu’on fabrique quand on écrit un roman, ça vient évidemment de lieux réels qu’on a plus ou moins fréquenté. Ce n’est pas inventé à partir de rien. Il y a une expérience du monde qui va servir pour alimenter cette création mais c’est devenu un matériau. Je ne sens pas de communauté profonde entre les lieux et le texte que j’aime. J’aime ces maisons et d’un autre coté j’aime ce texte. Dans le texte, la maison est devenue du texte.
Alain Robbe-Grillet
Le roman de Jauffret inscrit cette vision de Robbe-Grillet au cœur même du texte, tout en conférant à ces lieux un aspect mythologique. Si l’écriture est bien le lieu d’une transformation, la part de mythologie et de légende est présente dès lors qu’un auteur y a vécu et y a investi un imaginaire.
Dire je ou dire il : telle est la question
Ce qui rend ce livre passionnant, c’est sa construction en trois parties : l’une écrite avec « je », pour se mettre à la place de Flaubert, l’autre écrite avec « il », créant une distance vis-à-vis de l’auteur de Madame Bovary, et la dernière constituée d’un chutier. Régis Jauffret traduit bien le fait que tout langage est une aventure. L’emploi d’un pronom plutôt qu’un autre est en soi une intrigue qui propulse la narration. C’est le point de vue qui se fait dramaturgie.
En employant ce « je » flaubertien, il interroge le sens même du romanesque, et sa porosité avec la création romanesque. La littérature semble contaminer le corps même de son auteur. Régis Jauffret orchestre toute une scénographie autour des personnages de Flaubert, ces derniers demandant des comptes à leur créateur :
Il est d’autant plus fascinant de se demander avec lequel de ces deux points de vue l’auteur a réussi à investir le mystère de la création littéraire, d’autant que le point de vue chez Flaubert est souvent problématique. Il suffit de penser à ce « nous » qui ouvre Madame Bovary :
Nous étions à l’Etude, quand le Proviseur entra suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Madame Bovary, Gustave Flaubert
Dans la première partie du roman, celle du « je », on peut entendre distinctement la voix de Flaubert, jouant sur la part de mythologie qui entoure le fameux gueuloir. Régis Jauffret articule dès lors toute une dialectique du son et du silence.
L’écriture de Flaubert se révèle comme un acte qui engage tout l’être, le corps, le cœur et la tête :
S’immerger dans la phrase face au néant
Toute la force du roman de Régis Jauffret tient dans la croyance qu’il confère à la littérature. Le roman est bien chez lui le lieu de la fiction, de l’incarnation, du possible, autant dans Microfiction, Claustria que dans Clémence Picot. Créer un personnage, une fiction ou une phrase, c’est vivre la langue comme une aventure mythique et légendaire. Comme un acte politique, comme le rappelle Tiphaine Samoyault :
Le sens politique de l’œuvre de Flaubert c’est d’avoir autonomisé la littérature, d’avoir fait une religion de la phrase, d’avoir pensé la littérature contre le langage ordinaire. C’est cela qui est extrêmement politique chez Flaubert et c’est de cette façon-là que l’ont compris ses lecteurs au XXe siècle, en particulier Barthes et Sartre.
Tiphaine Samoyault
Dans la troisième partie du roman, « Le chutier », on retrouve cette importance de la langue et du geste de nommer la complexité du monde :
La disette de mots raréfie le réel. Sans phrase complexe la pensée boite. Quand vous ne saurez plus votre nom vous ne saurez plus qui vous êtes. Le langage est une lumière, il éclaire, il illumine. Plus on perd de mots plus on se lève tard, tombe tôt, moins les journées sont radieuses et même la nuit est grise car les étoiles s’éteignent au fur et à mesure qu’elles perdent leur identité.
Régis Jauffret, Le dernier bain de Gustave Flaubert
Ce dernier bain, c’est cette langue qui va irriguer toute la littérature à venir après Flaubert. En tant que romancier, Régis Jauffret s’intéresse à l’instant de vérité propre à tout art, celui qui confronte l’auteur à lui-même : cet érotisme qui va chercher « l’approbation de la vie jusque dans la mort ».
Comme tout grand romancier, à l’image de toute son œuvre, Régis Jauffret traque la mort à l’œuvre. Il s’agit donc de saisir au plus près une vie en train de s’éteindre :
Ce roman nous offre le portrait saisissant d’un homme dans les derniers instants de sa vie. Un roman de l’immersion physique et symbolique, qui rappelle que tout écrivain, à l’image de Flaubert, est un aventurier de la langue. Il a conféré aux mots une force sans précédent, une force primaire et séminale, comme Régis Jauffret l’exprime dans le chutier:
Que le mot partout soit, dise, conclue, précède. Penser, dire, nommer, construire des histoires, bâtir de toutes pièces des idées productives comme des usines. Que soient dites mêmes choses encore impensées, la langue prémonitoire qui soupçonne le futur, le pousse, le propulse. A soi seul le rythme de la phrase est un explorateur. Le tangage infini du langage emporte si loin que lorsqu’on ouvre les yeux on aperçoit tout autour de soi un paysage inconnu, des forêts, des histoires, des beautés neuves.
Régis Jauffret, Le dernier bain de Gustave Flaubert
L’écriture apparaît bien comme l’exploration de beautés inconnues.