L’art, en temps de régime autoritaire et dictatorial, est un espace de liberté et de dissidence. Il rappelle la complexité et l’ambivalence de toute vie humaine au moyen des registres tragiques et comiques. Ainsi, la littérature et le cinéma tchèques du XXè siècle furent des épopées, personnelles ou collectives, de la liberté, de la dissidence et de la connaisance.
[…] je souris car j’ai dans mon cartable des livres dont j’attends ce soir-même qu’ils me révèlent sur moi ce que j’ignore encore.
Bohumil Hrabal
Jérôme Bonnetto, dans son nouveau roman Le silence des carpes aux éditions Inculte, au moyen d’un rythme tout en légèreté grave et marqué d’une ironie teintée de mélancolie, convoque cette formidable liberté qui faisait la marque de cette littérature et de ce cinéma. Avec un style poétique et nerveux, il nous plonge avec son héros Paul Solveig dans une enquête en noir et blanc aux personnages hauts en couleur.
De l’enquête sur une inconnue à la quête de soi
Dès les premières pages, le lecteur est embarqué dans cette histoire qui démarre autour de la photographie d’une femme. Alors que Paul a enfin réussi à faire réparer son robinet de cuisine par un plombier d’origine tchèque, ce dernier laisse tomber une photographie sur laquelle se trouve la mère du plombier, disparue depuis des années. Paul, dont la compagne Pauline a décidé de s’éloigner de lui pour quelques temps, décide de partir à la recherche de cette femme dans la ville de Blednice en République Tchèque.
Tout le plaisir du roman vient de cet entremêlement du roman et de la vie, où le romanesque se joue avec le réel, à la manière des Amours d’une blonde de Milos Forman, que Paul va découvrir.
Le réalisateur tchèque rappelait l’importance d’entremêler l’art avec la vie lors d’une interview:
De tous mes films, Les Amours d’une blonde est celui où la vie d’abord inspira l’art, et où l’art, à son tour, inspira la vie.
Milos Forman
Jérôme Bonnetto impulse le même rythme qu’on ressent à la vision du film de Forman, avec ce sentiment qu’il cherche à reproduire avec le charme de son écriture un lieu et un état d’esprit, tel quel Milos Forman souhaitait le faire pour ses premiers films tchèques en noir et blanc:
À cette époque déjà, je savais que, si je faisais un jour mes propres films, ils seraient le plus proche possible de la réalité. Je ferais en sorte que mes personnages ressemblent aux gens que je voyais autour de moi, qu’ils parlent et agissent comme eux. Et c’est, paradoxalement, cette idée qui allait m’éloigner du pur documentaire : la caméra altère, dans la plupart des cas, les situations qu’elle veut filmer. Les gens se raidissent, se rengorgent, revêtent des masques, forcent la note ou sont paralysés par la timidité, et il devient impossible de capter la vérité du quotidien. Il faut la recréer.
Milos Forman
Toute la force du roman de Jérôme Bonnetto réside dans cette recréation d’une ville et de personnages. On a le sentiment d’une écriture en noir et blanc, nerveuse et mélodieuse qui capte l’esprit d’une scène ou d’un moment:
Une narration des possibles
Le narrateur est d’ailleurs soumis au hasard au moyen d’un dé qu’il utilise pour décider de ses actions:
Cela confère au roman une spontanéité et un remède à l’esprit de sérieux que fuyait d’ailleurs l’auteur de L’Homme-dé, Luke Rhinehart, dont est inspiré la méthode du narrateur:
L’esprit de sérieux est une forme de maladie.
Luke Rheinart
Cette manière qu’a le narrateur de jouer son destin au dé est aussi une métaphore du désir romanesque, qui brise l’unité du moi et l’inscrit dans une multiplicité d’êtres et d’actions, à l’instar des possibilités romanesques. Le narrateur de L’Homme-dé, rejoignant la dynamique de Paul Solveig, le narrateur du roman de Jérome Bonnetto, ne disait pas autre chose:
Nous avons chacun une centaine de moi potentiellement réprimés ; nous avons beau fouler à toute force le sentier de notre personnalité, nous ne parvenons jamais à oublier que notre plus profond désir est d’être multiple, de jouer de nombreux rôles différents. »
Luke Rhinehart, L’Homme-dé
Des personnages hauts en couleur qui s’incarnent
Les personnages hauts en couleur sont donc pléthore dans ce roman enjoué et rythmé, à l’image du personnage de Vesely :
Jérôme Bonnetto sait donner corps à ses personnages. Les chapitres du roman semblent découpés comme le montage d’un film et les scènes sont souvent d’une grande incarnation. Il donne à voir la force du désir et sait conférer a une scène d’amour la grâce des nuits originelles, celles où le monde semble recommencer:
Un hommage aux artistes de la liberté
A la lecture de cette scène d’amour, on ne peut s’empêcher de penser au film de Les amours d’une blonde. Le silence des carpes est ainsi un formidable hommage à la culture tchèque :
Cet amour se porte tout d’abord à son cinéma, celui notamment de la Nouvelle Vague tchèque. Elle est pour le narrateur une véritable nourriture qui l’aide à se recentrer et à connaitre ce qu’il cherche :
Les références sont nombreuses et le lecteur n’ a plus qu’une envie : découvrir tous ces films, à l’image des Diamants de la nuit.
Le roman porte aussi en lui l’amour des romans tchèques. Cette littérature qui contient la conscience accrue de la finitude de l’homme, de sa mémoire, de sa culture et de son histoire nationale spécifique, portée par des romanciers comme
Cet hommage à cette littérature est d’autant plus intéressante que le roman intègre dans son corps, tel un palimpseste, des traces de ces romans, avec notamment la présence d’un interlude à travers tout le roman. Cet interlude comporte des personnages dont les prénoms renvoient à des grands romanciers tchèques :
On voit dans cet extrait le prénom de Bohumil, renvoyant au grand écrivain tchèque Bohumil Hrabal, dont Kundera disait qu’il se caractérisait par un « incroyable mariage de l’humour plébéien et de l’imagination baroque.
Il est l’ auteur de Cours de danse pour adultes, La chevelure sacrifiée, Les noces dans la maison, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre ou encore Une trop bruyante solitude, inoubliable confession d’un homme de l’ombre qui, depuis trente-cinq ans, au fond d’une cave praguoise, est condamné à pilonner des livres qu’il rêve de pouvoir sauver du néant, par amour de la littérature :
C’est ainsi que, pendant trente-cinq ans, je me suis branché au monde qui m’entoure : car moi, lorsque je lis, je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu’à ce que l’idée se dissolve en moi comme l’alcool ; elle s’infiltre si lentement qu’elle n’imbibe pas seulement mon cerveau et mon cœur, elle pulse cahin-caha jusqu’aux racines de mes veines, jusqu’aux radicelles des capillaires.
Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude
Le roman de Jérôme Bonnetto, par sa liberté de ton, sa drôlerie et sa poésie mélancolique, convoque toute cette littérature qui cherche à appréhender la vie humaine dans toute sa diversité et sa pluralité authentique. Cet interlude, par sa référence musicale, rappelle aussi à quel point le style de Jérome Bonnetto est marqué par le ryhtme et la sonorité.
L’ interlude fait aussi référence, par les personnages d’Otto et Pavel à l’écrivain Otto Pavel, auteur du formidable Comment j’ai rencontré les poissons, dans lequel on trouve cette belle définition de l’écriture, qui rejoint le roman de Jérôme Bonnetto:
Grâce à l’écriture, disait-il ensuite, il redevenait un petit garçon, en sécurité, aux côtés de son papa.
Otta Pavel, Comment j’ai rencontré les poissons
« Savoir se réjouir. Se réjouir de tout. Ne pas attendre que l’avenir nous apporte quelque chose d’essentiel, de vrai. Car il est fort probable que l’essentiel se produit à l’instant présent et que l’avenir ne nous apportera rien de plus beau. »
La lecture comme joie de l’instant présent. Se réjouir donc de lire le roman de Jérôme Bonnetto.