Chapitre 2 : Je ne sais pas qui je suis
Rennes (tronc)
J’ai 12 ans, on déménage à Rennes avec ma mère.
Je quitte le sol. Physiquement.
Je vis dans une tour de 30 étages, au 6ème, plein centre-ville, 18, place du Maréchal Juin, quartier Colombier, dans l’une de ces dalles qu’on a construite avant le choc pétrolier, en pleine croissance, plus ça consommait mieux c’était. Autour de moi, du béton, des gens au-dessus, au-dessous, à côté. Pas d’arbres. Une vue sur la dalle en béton et d’autres tours. C’est solide, rigide, gris, immobile.
Mon père et mon petit frère restent à la ferme. Ils viendront deux ans plus tard quand mon père aura eu sa mutation. Il est agriculteur et principal au collège de Rostrenen.
L’adresse a été choisie en fonction du collège de secteur, je dois recevoir la meilleure éducation, on est venu ici pour ça, je ferai de grandes études, c’est écrit par mes parents.
Mes yeux s’habituent, mon corps aussi.
Heureusement, je rentre tous les week-ends. Ma mère part le jeudi soir. Je reste seule avec deux étudiantes à qui on sous-loue des chambres.
A 11h40, chaque samedi, je quitte le cours de musique, tout le monde me fixe, pour aller prendre le car à la gare routière. Après deux heures de bus qui me rendent malade, j’arrive à Pontivy, ma mère me récupère, trente minutes de route, ma maison, mes arbres, je respire.
A Rennes, je découvre la vie sociale dans une ville bouillonnante au niveau artistique, surtout musicalement, ce que j’ignore encore.
Au collège, je rencontre les enfants des bourgeois. Ils portent des marques, je les trouve sympas, moins rejetants que les enfants du collège rural.
Ils étaient surtout bien plus polis. Et j’étais une bête curieuse très certainement. Mon look campagne m’a valu quelques moqueries.
Je continue à lire beaucoup, deux ou trois livres par semaine au minimum. Je découvre Stephen King, le plus grand conteur de nos peurs.
Il faut s’adapter. J’y arrive. Je deviens une citadine heureuse.
Et là je respire, je grandis, j’ai des amis. Collège, lycée.
Ah, les bars rennais, on y boit des cafés entre midi et deux. Cécile, déjà grosse fumeuse, me donne ma première clope. Je n’accroche pas.
Terminale, les garçons. Pendant l’été, je suis vraiment devenue femme, ils le comprennent dès le premier jour. On pourrait penser que c’est tardif, mais je n’ai que 15 ans au début de la terminale.
On est en 1992. Rennes est la ville la plus musicale de France, la capitale du rock, il y a 100 000 étudiants, la rue de la Soif, la salle de la Cité, les Transmusicales, Le Sablier. Ça joue dans tous les bars, quasi tous les jours, apogée le jeudi soir.
J’aime la musique plus que tout, si je pouvais je serais chanteuse dans un groupe. Mais je chante faux, je n’ai pas le sens du rythme. Je ne sais pas que certains ont fait une grande carrière musicale malgré ça.
J’écris un peu, des poèmes d’adolescente qui se cherche. Je caresse le rêve d’être artiste, mais je n’ai aucune piste. Comment fait-on pour devenir artiste ?
Sinon psychiatre. Mes parents ne sont pas chauds. Ils veulent que je fasse Polytechnique, ou Les Mines, ou, au pire, HEC.
Bac, math sup, je bifurque en fac de science. En licence, je rencontre un gars, je me sauve de chez mes parents. Je commence à fumer des clopes.
Je ne retourne plus trop dans ma campagne, sauf pour y organiser des fêtes.
C’est l’ère de transition entre le punk et le grunge. Rock, rock, rock.
Nirvana, Noir Désir, Les Red Têtes qui vont devenir les Têtes Raides. Louise Attaque va arriver mais patience, le renouveau de la chanson française est en marche. On écoute Nico du Velvet, The Smith, Bob Marley en fumant des joints.
On chante Mangez moi-mangez moi à tue-tête.
J’évite les drogues dures et les hallucinogènes. Je fais bien, certains y sont restés.
Transpotting. C’est arrivé près de chez vous. Des films cultes, on les connait par cœur.
C’est aussi le renouveau de la musique bretonne et celtique qui devient nationale, Dan Ar Braz au stade de France. On organise des Fest Noz dans le hall de la fac, tout le monde danse et boit.
C’est le début du festival des vieilles charrues, à 30 km de chez moi, là où il y a des arbres, en 1992, la première année, il y avait 500 personnes. La vie pulse.
On a 20 ans, on chante Brian Boru dans les soirées en buvant beaucoup. On est fier d’être Bretons.
Trois années passent, je mets peu les pieds à la fac, puis plus du tout, au grand désespoir de mes parents.
Notre colocation n’avait pas de clé, les gens entraient dans frapper directement dans notre chambre.
Le dimanche après-midi, je travaille au Saint-Michel, le plus vieux bar de la rue. Ça ouvre à 10 ou 11 h, je ne sais plus, je récupère les fêtards de la veille et je sers le café aux esseulés du dimanche. Ils se confient à moi, je sais écouter, j’aime bien.
J’ai eu mon bac, il y a 5 ans, des centaines de fêtes et de concerts à mon actif. Je rencontre un nouveau gars, plus âgé, qui travaille et chez qui je m’installe. On ne renouvelle pas mon contrat au bar, je n’ai pas répondu aux avances du patron.
Je commence à m’ennuyer, je ne sais pas où j’en suis, je ne sais pas qui je suis. Je tourne en rond pendant un an, je lis toute la journée. J’ai besoin d’air.
Je vais au festival des vieux gréements à Brest, en 1996. Un million de personne dans la rade.
Je m’inscris à l’ANPE. J’y trouve ce que je veux faire. Ergothérapeute. Je vais travailler en psychiatrie. C’est décidé, je vais être soignante.
Je passe huit concours dans toute la France en 1998, l’année de la coupe du monde. J’en réussi sept. Tous, sauf Rennes, à quelques places près. Quelqu’un a décidé pour moi, il temps de partir, ce sera Paris.
J’ai 23 ans. Je quitte Rennes en pleurant.
Pour aller plus loin, découvrez la biographie de Eurgen :
Je suis conteuse, clowne et photographe. De plus en plus souvent, j’écris aussi. Je vis près de Strasbourg.
Liens
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Et dire que j’étais complètement passée à côté en terminale à Zola! C’est marrant de découvrir des gens que tu as côtoyés sans les connaître du tout. Joli texte Eurgen.