Chapitre 4 : Je ne sais pas comment
Mulhouse* (Feuilles)
Pour Manu, qui avait l’esprit mulhousien
Quand j’arrive à Mulhouse, en 2004, la ville est en travaux, le chantier du tram, les rues sont barrées, pleine de trous. C’est moche et bruyant.
On trouve un appartement rue des Charpentiers. L’appartement est pourri, le quartier morose. Il y a une Coop juste à côté avec des horaires absurdes. Ça sent la misère sociale. On se croirait à Liverpool ou à Manchester ou dans un film de Ken Loach. Ça sent le spleen. Le rock des Clash. La pop anglaise dépressive. Mulhouse est restée coincée dans les années 90 avec des relents de fin 80.
Comment un groupe tel que Valiumvalse a pu éclore dans cette ville, c’est un mystère non encore élucidé à ce jour.
Il y a un trou générationnel, les 20-30 ans partent ailleurs faire leurs études et ne reviennent jamais.
Impossible de comprendre quand je peux faire mes courses, les magasins sont fermés entre midi et deux, pour certains le soir à partir de 18h30. Impossible d’acheter du pain le dimanche, toutes les boulangeries sont fermées. Heureusement, il y a quelques épiceries turques en cas de nécessité.
Mulhouse est un choc culturel à elle toute seule. Je n’étais pas préparée.
La ville est grande mais il ne s’y passe pas grand-chose si on compare avec Rennes qui fait à peu près la même taille. Les rues sont vides à partir de 18h.
Le soir du 11 novembre 2004 à 18h32, en revenant de la gare, je traverse la place de la Réunion avec un couple d’amis qui vient de Paris. Un frisson nous prend. Le silence est total, l’espace vide, deux hommes installent les lumières de Noël dans une ville qu’on croirait morte et ensevelie. Les roulettes des valises résonnent comme un glas. Mes amis me regardent l’air inquiet.
Par chance, l’année de mon arrivée, JP a la merveilleuse idée d’ouvrir Les copains d’abord, le bar n’est pas encore rue de l’Arsenal, il est tout proche de chez moi.
Ça joue souvent, les apéros durent des heures, un vrai bistrot où je peux me réfugier. C’est une lumière dans la ville.
Et on n’est pas revenu pour rien.
L’album La totale fait un carton. Je n’écoute quasi que du Valiumvalse, je les vois au moins 45 fois en concert en 2 ans.
C’est la grande époque de la nouvelle chanson française festive. Partout en France. Sauf en Alsace. Ils doivent lutter pour faire leur trou.
Je travaille au célèbre hôpital Rouffach, là où sont hospitalisés les « fous » de Mulhouse et dans un centre médico-psychologique, rue de la Sinne.
Au boulot, je rencontre les vrais Alsaciens, ceux du cru. Ils ont peur de Mulhouse et n’y viennent jamais le soir. J’entends le mot « bougnoule » dans la bouche d’une collègue de 20 ans. Je suis sidérée, je m’engueule avec mes collègues, qui me disent que « Mulhouse est pleine d’Arabes ». Je rétorque que je viens de Paris, on me répond que « ce n’est pas pareil, Paris c’est cosmopolite ».
J’apprends qu’on appelle Mulhouse, le petit Marseille. Ça tombe bien, j’adore Marseille.
Il paraît qu’on dit aussi le petit Manchester.
Je suis considérée comme une étrangère, ma condition de Bretonne me sauve un peu au début, mais on trouve que j’ai « des idées de l’intérieur ».
Les soirs et les week-ends, je côtoie les artistes du coin, le groupe répète aux Verriers, le Parc de la Mer Rouge viendra un peu plus tard. On organise des fêtes. Je rencontre les alternatifs de Mulhouse.
Le Nouma devient une seconde maison que j’adore. Les meilleures loges du monde à mon avis. Un catering du tonnerre.
Je m’ennuie un peu. Le premier hiver, il fait moins 15, on a 20 cm de neige pendant un mois.
J’ai un accident de voiture qui aurait pu être grave, la voiture est foutue. On en achète une encore plus pourrie que la précédente. Je déprime. A chaque fois que je fais des « affaires » avec les Alsaciens des villages, je me fais arnaquer.
Au boulot, ça ne se passe pas très bien, ils font les transmissions en alsacien, j’ai encore du mal à le croire aujourd’hui. Ils sont coincés dans les années 60.
Est-ce que j’ai voyagé dans le temps sans m’en apercevoir ?
J’ai vite fait le tour des activités mulhousiennes, les soirées sont longues, je ne peux pas suivre la tournée de Valiumvalse puisque je travaille. Je fais un peu de photo, surtout des photos de concerts, des portraits.
Au bout d’un an, on quitte notre appartement, on s’installe chez des amis à Kembs, « provisoirement pour l’été » et on y reste un an.
J’y fête mes 30 ans, on m’offre un objectif 105 mm pour les portraits.
Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie ?
Mon moral s’améliore, je m’inscris à l’atelier hebdomadaire des Tréteaux d’Alsace, avec le mythique André Leroy. On joue à la fin de l’année au théâtre de la Sinne, un vieux théâtre à l’italienne.
Dans les coulisses, je crois que je vais mourir. Je ne meurs pas. Je joue une femme enceinte. La pièce s’appelle Nouvelles d’au-delà les étoiles, enfin je crois.
Ma première scène. Il se passera plusieurs années avant que j’y retourne. (Et ce sera à Mulhouse.)
Quand je sors du plateau, mes amis qui m’aiment me disent que j’étais bien mais j’en doute. Je ne suis pas faite pour être comédienne.
Je suis loin, très loin de mes racines, loin de mes amis. Je me sens seule pour la première fois depuis longtemps.
J’arrête de fumer. Je veux un enfant. Je ne me sens pas bien à Mulhouse. Je ne trouve pas ma place. Il faut qu’on déménage. Je trouve un travail à Strasbourg.
Je quitte Mulhouse sans regret.
Quand j’ai fini le chapitre 1 de cette série, je me disais qu’il manquerait un chapitre, celui de Strasbourg où j’ai empilé les feuilles pour écrire ma propre histoire artistique.
Mais en vérité les feuilles ont poussé à mon insu à Mulhouse, dans cette période qui m’a semblé un peu vide la germination était en train de se produire.
J’entretiens un rapport complexe avec Mulhouse. Une vraie ambivalence. Cette ville est tantôt floue, tantôt nette. Elle m’échappe et me rattrape. Je peux autant l’aimer que la détester.
Encore aujourd’hui, j’y retourne sans cesse malgré moi. Je suis une Malgré-moi. Je suis partie sur le front de l’Est.
Notre compagnie a son siège à Mulhouse, c’est là qu’elle est née. On y travaille souvent. J’y connais plein d’artistes incroyables. Je ne peux pas tous les citer, j’aurais trop peur d’en oublier.
J’ai créé mon premier spectacle au Séchoir, j’y ai exposé plusieurs fois, ce sont Sandrine et Mathieu qui m’ont accompagnée sur la scène du théâtre de Poche, ma vraie première, je disais des textes que j’avais écrit, je ne faisais pas la fière. Le titre c’était Grande Chapelle.
C’est notre famille de Kembs qui a créé le printemps du Tango avec la compagnie Estro, le rendez-vous incontournable du mois de juin. Mulhouse capitale du tango.
J’ai vu à Mulhouse le plus merveilleux spectacle de ma vie, Raoul de James Thierrié à la Filature. C’est encore là-bas que j’ai revu Brigitte Fontaine sur scène, on aurait dit un grand insecte prophétique.
C’est à Mulhouse que j’ai vendu mes premières photos à la Boulangerie.
C’est l’éditeur mulhousien Médiapop qui a publié un livre auquel j’ai participé en tant que photographe.
J’ai fait des fêtes incroyables au Parc de la Mer Rouge, sur un plancher qui menaçait de s’effondrer mais on s’en foutait. C’est à la Mer rouge que j’ai pris sans doute ma meilleure photo, une femme nue de dos.
J’y ai rencontré Dom, qui, la première, m’a commandé une expo photo et qui reste le modèle qui m’a le plus inspirée. Je lui dois beaucoup dans mon chemin de photographe. D’ailleurs, la plupart de mes modèles vivent à Mulhouse. Les filles y sont culottées !!
J’y ai travaillé ma voix, à la Mer Rouge toujours, et j’y ai découvert que je n’étais pas condamnée à chanter faux. On appelle ça Les dessous de la vie. Un super nom de groupe.
Mon compagnon est mulhousien. Mes enfants le sont à moitié.
En 15 ans, la ville s’est métamorphosée, tout comme moi.
Quelque chose s’est accompli.
Je dois beaucoup à Mulhouse.
Il a fallu que je parte pour m’en rendre compte.
C’est ce que disent tous les Mulhousiens qui sont partis.
En fait je suis Mulhousienne.
Une Malgré-moi.
*Attention ce texte est truffé de références que seules les Mulhousiennes et les Mulhousiens peuvent comprendre
Pour aller plus loin, découvrez la biographie de Eurgen :
Je suis conteuse, clowne et photographe. De plus en plus souvent, j’écris aussi. Je vis près de Strasbourg.
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