Ecrire de la poésie est affaire de libération. Le langage poétique libère la vie que l’on ne cesse d’emprisonner. Partout et à tout moment. Passer d’un état figé à une existence en mouvement. Non plus être poète mais l’incarner, par ses mots, sa syntaxe, dans un devenir. Créer par les vers du mouvement et convoquer la terre et le ciel, l’humain et le divin.
Rim Battal, depuis son premier recueil, Vingt poèmes et des poussières publié en 2015 chez LansKine, jusqu’à son nouveau recueil Les quatrains de l’all inclusive publié chez Le Castor Astral, n’a eu de cesse de libérer le carcan poétique pour en libérer la vie. La poésie comme libération d’une vie puissante et multiple. Aller vers la marge, le bord, les limites du corps pour mieux s’en affranchir et les faire exploser.
Ses quatrains renferment en eux des forces vives, en mouvement, dans un élan de lâcher prise propre aux vacances. Un plongeon dont on se délecte encore.
Euripide, auteur tragique de l’Antiquité, a écrit : « Le ventre est le plus grand de tous les dieux. ». Ce ventre omniprésent dans les vers de Rim Battal, plein de plaisir, vide de celles qu’il a portées. Utile à tant de choses, qu’elles soient agréables ou douloureuses. Telle une déesse de son ventre, forte d’une énergie solaire malgré l’orage aux abords, Rim Battal maîtrise la situation ou plutôt l’étude sociologique dont elle a pris les commandes peut-être un peu par hasard. Plus que de refuser le corps sexué, elle épouse toutes celles qu’elle est, maîtresse des symboliques du sien. La tête, le cœur et le ventre. Le mental, l’affect et la sexualité. Elle joue des trois se dépossédant des limites.
Hors cadre.
Cette piscine figurative et abstraite à la fois est le lieu de désirs et de l’inconscient contenu, mais pour combien de temps ? Le numineux se fait sentir. Cette puissance divine en action selon Rudolf Otto, synonyme de mystère et de terreur : « Mysterium tremendum ».
- La thématique du feu traverse votre recueil dans son entièreté, thématique qu’on retrouve chez bon nombre de poètes, de Rimbaud à Apollinaire. Ce dernier avait d’ailleurs écrit un poème intitulé Le Brasier qui commençait par ce premier quintil :
« J’ai jeté dans le noble feu
Que je transporte et que j’adore
De vives mains et même feu
Ce Passé ces têtes de morts
Flamme je fais ce que tu veux »
Apollianire, Le Brasier
Est-ce que cette présence du feu est une manière de concilier force et danger, puissance et consumation, l’image même de toute poésie qui se veut dangereuse ?
Je ne vois de danger dans le feu de la poésie. Le feu de la poésie est celui du foyer, du contenant où l’on vit, se réfugie, se réchauffe, celui de l’âtre où l’on brûle des choses et d’autres avec un principe actif, des choses qui font que l’on se raconte différemment des discours officiels, que l’on s’intéresse au petit, au micro, à l’intime, au délicat, au marginal, à l’indicible ailleurs sous d’autres formes, pour en extraire cette chaleur qui répare et qui purifie. Le feu de la poésie est celui qui sublime ce pas-grand-chose au centre de nos vies. S’y brûlent seulement celles et ceux qui refusent ces autres manières de représenter les êtres et les sentiments qui nous animent.
On m’a beaucoup dit que mes textes étaient « violents » et avec le recul, je vois aujourd’hui un dénominateur commun entre ces personnes : elles font toutes partie d’une sorte de caste privilégiée qui peut, pour diverses raisons, se reconnaitre dans le récit officiel, qui a sa place dedans. Ce monde-là est en train de s’écrouler puisque la narration se déplace petit à petit grâce à la diversification des voix qui racontent le contemporain et qui décortiquent et déconstruisent patiemment ce qu’on tenait pour le réel et qui n’est que société et choix politiques.
C’est bien de s’approcher de ce feu pour s’y bruler les doigts ou les cils. C’est bien mieux que de se calcifier dans son coin, avec ses 2/3 vérités comme des charentaises en tous cas.
2. Le brasier, est-ce cet autre mot pour rendre la poésie impérissable et vivante ?
Ce qui brûle vit, oui.
3. Votre recueil se situe dans une piscine, plus précisément aux bords de celle-ci. Ce qui est frappant dans la manière dans vous habitez ce lieu, c’est la polysémie que vous lui prêtez. Tout autant lieu de consommation ou lieu érotique, il devient ainsi un lieu poétique et de tous les possibles. La piscine est un lieu du bord duquel on plonge, on tombe, on chute ; ici à vos côtés. Elle vous semble utile pour donner forme à vos quatrains, tel un cadre parfait dont vous explorez les limites pour mieux les dépasser. La piscine devient-elle donc un haut lieu poétique et politique où sens comme vous le précisez dans un titre il s’agit de la dynamiter ?
La piscine est un contenant, un ventre, un utérus géant qui rappelle le sac amniotique et dans laquelle on plonge sans se poser de questions. Je trouvais ça magique qu’autant d’histoires, de traumas, de désirs, d’ambitions se croisent dans ce « trou », toutes et tous liés par cette matière visible; l’eau qui touche nos peaux, s’infiltre dans nos maillots de bains jusqu’à nos sexes, et sans que l’on ne s’intéresse plus que ça les unes aux autres. Le seul intérêt est accordé au regard éventuellement que l’on peut attirer sur soi et c’est tout. Il m’a semblé alors nécessaire de dynamiter cette piscine en y exposant moi-même un nœud fondamental de mon histoire personnelle qui est aussi le nœud douloureux que couvent de nombreuses femmes : la problématique de la virginité et son rapport erroné avec un hymen intact (Voir www.hymenredefinitions.com). Il y a énormément de nœuds dans nos paniers qu’il faut dynamiter pour pouvoir éclore ou s’épanouir, qui relèvent du public et non pas de l’intime.
Dynamiter la piscine c’est cela : cesser de penser que ces histoires ne concernent que nous, cesser de convoquer la pudeur, le « sans-intérêt », le « c’est comme ça de toutes façons », et raconter le contenu du panier, comme l’explique Ursula K. Le Guin dans sa Théorie de la fiction-panier. C’est raconter l’autre histoire, l’histoire de la cueillette et non celle de la chasse, du contenant et non pas celle de l’arme. C’est peut-être cela qu’on appelle – à tort – l’écriture féminine : c’est une écriture qui appartient à toutes et tous. Je serais très curieuse de lire des livres de mecs cis et hétéro qui décortiquent la masculinité plutôt que de la mettre en scène.
4. Votre poésie est une poésie d’incarnation. Poésie de la chair, du vivant, de la peau. Le recueil raconte le bronzage et la couleur de cette peau qui change au contact du soleil, une histoire de carnation. Ce qui fait la peau et la remplit a une place de choix. Vous avez vous-même un tatouage du mot feu en arabe. En quoi le corps physique devient-il alors un prolongement du corps poétique ?
On n’écrit qu’avec ce qu’on est. On peut toujours imaginer mais on imagine toujours avec nos corps, depuis nos corps et comment ceux-ci accueillent la vie, quels regards s’y posent, comment ces corps nous ouvrent des portes ou nous les ferment au nez, quels récits correspondent à notre aspect extérieur mais aussi quels récits produisons-nous avec ce que nous sommes au fond. Quand on a un corps de noire et lesbienne, on écrit The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House (Audre Lorde), quand on est blanc et tuberculeux on écrit Capitale de la douleur (Paul Eluard), quand on est vieux-moche ET validiste et agiste soi-même, on écrit…tout Houellebecq hahaha. On écrit toujours avec le corps et l’écriture transforme le corps à son tour.
« Tous les corps sont tatoués
tous les tatouages sont approximatifs »
Rim Battal, Les quatrains de l’all inclusive
Mon tatouage quant à lui est une obéissance au rêve : j’en ai rêvé la nuit, j’ai rêvé qu’on me tatouait « feu » en arabe, j’en parle à Alex, l’amie avec qui je dormais ce soir-là, qui m’apprend que Milan, son coloc est tatoueur. Elle lui demande, il accepte. Et on passe une merveilleuse journée à écouter de la musique, discuter, pendant qu’il me tatoue de manière artisanale. C’était très doux. J’ai hâte de me faire tatouer de nouveau par lui. Je vais me faire écrire « ça ne veut pas rien dire » sur le bras droit, phrase adressée par Rimbaud à son professeur de français. Dans sa lettre, Rimbaud avait écrit « Le cœur supplicié », poème étrange, probablement codé, où tout porte à croire qu’il y racontait avoir subi un viol. En tout cas c’est l’hypothèse de Laurent Nunez, qui a fait tout un thread twitter là-dessus. Et perso, pour avoir du parler d’un viol en prenant des pincettes, en ne sachant pas comment dire, à qui, de quelle façon, ce poème me touche particulièrement et l’hypothèse de Nunez me semble plus que tenir la route. « Ça ne veut pas rien dire »… c’est beau, non ?
Voici le thread, il est magistral : https://twitter.com/LaurentNunez/status/1309123118045290502
5. Vous avez dit dans une interview : « C’est une poésie impolie, qui n’en a rien à foutre, explose la syntaxe et ne s’en excuse pas, abuse des tirets, qui n’est pas de tout repos. » Elle n’est pas de tout repos puisque le lecteur a un rôle, celui de l’action. Il n’est pas simple spectateur de vos mots et de leurs conséquences puisqu’à l’inverse, vous le guidez pour une raison. Vous travaillez sur la chute de vos poèmes. Au lecteur d’en imaginer les suites, vous lui laissez d’ailleurs la possibilité d’écrire son propre quatrain, comme pour ponctuer votre recueil. Quel rôle joue pour vous le lecteur ?
Il s’agit d’une façon de dire, je sais, mais je ne parlerai pas de rôle à jouer. Le lectorat fait partie intégrante de l’œuvre puisqu’on l’imagine lire, regarde, se troubler ou grimacer, qu’on le veuille ou non, lorsqu’on écrit : on adresse son texte. Puis on attend ses réactions, on veut savoir comment la lectrice ou le lecteur a reçu l’objet qu’on lui a dédié. C’est comme ça que les histoires naissent, qu’on les tourne et retourne, les reformule pour qu’elles soient intelligibles, dites de la meilleure manière possible. Sans lecteur, sans lectrice, il n’y a pas d’œuvre. En revanche, j’attends toujours de recevoir des quatrains de lecteur et de lectrice, j’ai rien reçu encore… hahahaha
6. La poétesse Adeline Baldacchino conçoit la poésie contemporaine de la manière suivante : « L’une des tâches de la poésie contemporaine et des poètes contemporains est aussi de réapprendre à s’adresser à tous et de savoir que si l’on veut être entendu, peut être diffusé, peut être partagé, alors il faut aussi retrouver un certain sens de la simplicité, ne pas aller trop loin dans l’expérimentation. » Avez-vous, comme Adeline Baldacchino, en écrivant de la poésie, toujours le souci d’être lue et entendue de manière claire ? Qu’en attendez-vous ?
Assez d’accord avec Baldacchino, oui. La réponse à cette question sera un prolongement de la précédente : on écrit peut-être pour soi, beaucoup de personnes font ça, tiennent des journaux, confectionnent des histoires et des contes pour elles ou pour eux-mêmes, et là, on fait ce qu’on veut. Mais si l’on décide de publier, d’impliquer tout un tas de personnes, de moyens, dans ce chemin vers le lectorat, il faut qu’on se fasse entendre. Etre simple, ce n’est pas être simplet. C’est au contraire intelligent d’arriver à dire des choses nouvelles, des choses belles – ou terribles, terrible c’est beau aussi – tout en se faisant comprendre par celle et celui à qui on offre le texte.
Si on souhaite expérimenter, c’est très bien, tenter de nouvelles formes, tant mieux, il faut faire de la recherche formelle, c’est important pour faire évoluer un art, une discipline, enrichir le dire de chemins et d’outils nouveaux, mais il ne faut pas pleurnicher parce que le public ne suit pas forcément. Il y a un public pour la poésie expérimentale, oui, mais il s’agit d’une poignée d’initié,es. Par ailleurs, il faut savoir se renouveler également et pas seulement inventer l’eau chaude en permanence. Amener son public à gouter d’autres formes de poésie. C’est possible aujourd’hui avec les réseaux sociaux : on peut mieux introduire sa démarche, l’expliciter, avant de sortir l’objet construit (livre, ou film de poésie, performance, etc.), sans paumer le public, sans que le public ne se sente con. Car c’est ça au fond qui fait que la poésie effraye : comme elle n’a pas l’évidence du roman, le lectorat a peur de se sentir con. Mais ce même lectorat est fan de Lynch et accourt à toutes les expos de Picasso; or ces deux corps d’œuvres n’ont rien de trop facile, d’évident. On a appris à les aimer, on leur a accordé du temps. Et on n’a pas été déçu,es. Non ?
7. Dans les deux vers suivants, vous exprimez cette dualité entre maîtrise et non-maîtrise :
« quelque chose m’échappe
Ou :
j’échappe à quelque chose »
Rim Battal, Les quatrains de l’all inclusive
Ce qui est finaud, c’est le passage du statut de complément à sujet. Ecrire, c’est une façon de creuser des chemins de traverse en devant une sorte de furtive comme le disait Damasio. Être poétesse aujourd’hui, est-ce une manière de combattre et de résister face à une société de contrôle qui n’a de cesse de nous donner des ordres ?
Toujours oui. Et depuis toujours. C’est une façon de se dérober et faire face à la fois. D’ailleurs, vous dites poétesse, et quand j’y pense, là, il ne me vient que des noms de poétesses ou poètes qui sont femmes aussi et qui ont résisté à travers la poésie. Il ne me vient pas, en tout cas pas spontanément, des noms masculins qui auraient pratiqué la poésie de la même manière. C’est-à-dire dans une résistance frontale, comme l’ont fait Audre Lorde – que je citais plus haut -, Mririda N’Ait Attik, Saida Menebhi ou Hadda de Oulad Zayd. D’ailleurs Hadda, dite Kharboucha, utilisait la poésie pour appeler sa tribu et les tribus voisines à se soulever contre un caïd despote qui sévissait la fin du 19ème siècle au Maroc. C’étaient carrément des chants de guerre qu’elle faisait rimer, qu’elle performait dans les assemblées et lors des attaques de ce caïd et son armée sur son village. Dans mes propres textes, je ne nomme pas face à qui je résiste, je leur tire doucement le tapis sous les pieds. Et chaque fois qu’on lit les productions de femmes, de personnes minorisées et/ou marginalisées, c’est cela qu’on fait aussi : on tire le tapis sous les pieds d’une fausse majorité dominante.
La poésie est une sorte de langage dans le langage, qui, à travers une forme autre, vient nous dire autre chose que la fiction ou le documentaire ou la prose.
Rim Battal
8. Le corps étranger, celui qui peut déranger, mettre mal à l’aise. Vous faites l’expérience de la poésie dans le tourisme de masse en observant celles et ceux qui font partie de votre champ de vision, devenant alors sujets d’une étude poétique sans même le savoir. Une interpénétration à faire, autant d’un point de vue artistique que sexuel. La poésie, est-ce intégrer dans la langue commune une langue étrangère ?
Vous êtes fort,es. Oui, c’est ça. La langue étrangère a toujours des choses à nous dire sur notre propre langue, sur nous-mêmes, que l’on ne voit pas bien dans la langue commune, la langue maternelle, la langue initiale, la langue officielle. La poésie peut avoir ce rôle-là, oui. La poésie est une sorte de langage dans le langage, qui, à travers une forme autre, vient nous dire autre chose que la fiction ou le documentaire ou la prose. Quelque chose en plus.
9. Vous vous jouez des mots, de même qu’ils deviennent votre terrain de jeu. Vous tordez la langue française, de même que vous tordez le cou aux injonctions imposées. All inclusive = tout inclus, cette formule connue des vacanciers synonyme de fin de l’exclusion, vous en faites du « tous inclus » dans le 12ème quatrain. Aucune barrière, ni du genre, ni de l’âge. La poésie se doit-elle de parler au plus grand nombre ?
J’ai du mal avec ce mot, « le devoir ». On dit souvent des artistes et auteurices, createurices qu’iels doivent créer comme ceci ou comme cela, que l’art devrait être ceci, la poésie cela, s’engager de telle manière, ou ne pas du tout s’engager et proposer quelque chose de complètement hors-sol, qui relèverait du divin, etc. Chaque praticien ou praticienne de la poésie fait comme il ou elle l’entend.
Parler ou non, se conformer aux attentes du lectorat, celles des institutions, ou non. S’engager auprès de causes ou non, se prononcer sur l’actualité politique ou non, écrire « zbeul » dans un sonnet ou continuer à convoquer la lune et les fleurs et la beauté dans des vers libres. Encore plus aujourd’hui ou se faire publier par une maison n’est plus le filtre unique et définitif : toute personne peut écrire comme elle l’entend et atteindre un certain public via les réseaux, l’affichage sauvage, etc.
10. L’érotisme fait corps avec le texte, il se manifeste notamment à travers la féminité décrite par bribes métaphorées, des mots incarnant ce concept immémorial. Vous reprenez possession des corps, dont le vôtre, celui de chair et d’os, qui est vu par les autres. Vous le montrez selon vos envies les plus sincères et démontrez de manière joyeuse, presque avec un sourire que l’on devine, que nous sommes maîtresses et maîtres de celui-ci. Est-ce la poésie qui est au service du corps, l’aidant à s’incarner, à dépasser ses limites, ou l’inverse ?
Les deux. La poésie trouve dans le corps une matière première intarissable et précieuse, un combustible incomparable. Et le corps, trouve dans la poésie un espace de sublimation du réel, d’expérimentation. C’est à la fois un piédestal et une béquille, une tribune pour dire le corps, pour se dire, qui donne forme au ressenti, aux idées, aux souvenirs et aux intuitions et permet ainsi qu’on les sorte de soi et les pose à côté. Après, on se regarde en chien de faïence puis on devient ami,es.
11. La dualité mère/putain est une réalité dont les femmes s’échappent difficilement, imposée par l’inconscient patriarcal. Vous la prenez et la modelez telle qu’elle devrait être pour la jeter aux yeux du monde, dans un geste d’engagement déguisé en légèreté. Etre femme, ce n’est pas devoir être l’une ou l’autre, dans un choix cornélien fataliste, c’est pouvoir être les deux.
« Les catins ne sont pas ici
ou alors mariées avec enfant(s)
ou alors
avec enfant(s)
les catins ici avec enfants et mariées »
Rim Battal, Quatrains de l’all inclusive ( Seixème quatrain).
12.En tant que praticienne au Bordel de la Poésie de Paris, depuis 2016, vous dévoilez avec brio cette problématique invisibilisée. Être la fille de joie. A qui le veut. Être la fille de. Une évidence. La maternité est un sujet central de vos recueils, un fil rouge les reliant. Etre l’enfant de, être le parent de. Posséder un lien, le même sang et être dépossédé d’un avant. Être la fille du feu. Telle une nymphe nervalienne. Vos vers gardent en leur sein une atmosphère mythologique, limite fataliste. Ainsi, vous sentez-vous fille de la poésie, tenant en son ventre un feu sacré à dompter ?
Ouiiiiiii ahahaha « Être la fille de joie. A qui le veut. ». Plutôt : « à qui je veux ». En effet, j’aimerais beaucoup pouvoir renverser – comme on renverse une table – cet archétype de la MILF, Mother I would like to fuck – vous imaginez un peu la prétention de l’ado boutonneux derrière son écran qui « dit » cela « mother I would like to fuck », I, moi, j’accorderais bien mon désir à cet être dégoulinant de vergetures, qui sent le lait en poudre et la vieille couche, cet être qu’on ne regarde plus de cette façon-là.
J’aimerais que les femmes et les mères deviennent sujets regardants et non plus objets regardé, qu’elles comprennent que l’érotisme est un super pouvoir et non quelque chose d’impudique, de honteux à cacher
Rim Battal
C’est incroyable au fond, cette assurance qu’accorde le patriarcat à certains et dont il prive dans le même temps d’autres, dont ces mères, qui se sentent totalement dépossédées de leur désirabilité, de leur sex appeal, qui doivent attendre qu’on daigne les regarder et doivent se sentir flattées qu’on leur accorde encore un intérêt, un intérêt cantonné dans certaines catégories, comme le porno, comme s’il s’était agit de quelque obscur perversion…
J’aimerais que cela cesse, et ma poésie n’est qu’une tentacule de ce travail-là, qu’on fiche la paix aux daronnes pour qu’elles puissent développer leur désirabilité selon leurs propres besoins, ne plus être simple réceptacle des désirs, qu’elles puissent enfin exprimer leur propres désirs, qui sont là, qui existent en fait, mais qui nous semblent inexprimables. J’aimerais que les femmes et les mères deviennent sujets regardants et non plus objets regardés, qu’elles comprennent que l’érotisme est un super pouvoir et non quelque chose d’impudique, de honteux à cacher.