Dans Le plaisir du texte, Roland Barthes nous rappelle que le texte signifie « tissu » et qu’il « se travaille à travers un entrelacs perpétuel (…) ». A la lecture du premier roman de Sylvie Durastanti, Sans plus attendre, aux éditions Tristram, le lecteur a la nette impression qu’à travers ces voix qui se répondent, Pénélope, la femme d’Ulysse qui attend son retour, et Eri l’esclave de Pénélope, s’entrelacent les voies du courage, de l’adversité et de la volonté d’habiter le monde. Dans une langue solaire et liquide, Sylvie Durastanti nous fait entendre avec ces deux personnages féminins la puissance d’une mythologie électrique et sauvage. Pour mieux interroger le manque, le silence et l’ardeur de nos désirs toujours vivants.

1. Dans votre roman, Sans plus attendre, vous faites entendre les voix de deux femmes : Pénélope désignée comme la maîtresse et sa domestique Eri, lesquelles attendent le retour d’Ulysse. Dans l’émission Les chemins de la philosophie, Suzanne Saïd rappelait les rôles multiples joués par les femmes dans L’Odyssée : « Le rôle des femmes est multiple dans l’Odyssée, en particulier dans les épisodes de Calypso et Circé. Dans les deux cas, une femme accueille Ulysse mais la fonction des deux épisodes est totalement opposée ! Calypso est celle qui va empêcher le retour d’Ulysse. Par contre, Circé se conduit comme une bonne hôtesse… Elle l’aidera, par ses conseils, et en l’envoyant chez le devin Tirésias… ». En quoi vos deux personnages revêtent également des rôles multiples ?

Récit fondateur qui parle au monde, l’Odyssée parle aussi particulièrement aux peuples de la Méditerranée. A ce titre, je me sens chez Homère en terre familière. Mais Sans plus attendre doit beaucoup à l’approche savante. Jean Bollack a dénoncé une vision incolore de Pénélope, celle d’une femme qui est censée parler peu, mais beaucoup pleurer et dormir, et Jean-Pierre Vernant m’a permis de comprendre combien la mètis restait vivace dans le Sud. J’ai lu tout ce que je trouvais autour ces thèmes, et puis j’ai tâché de tout oublier avant d’écrire. Dans un premier temps, j’ai voulu relater une sorte d’Odyssée intérieure, immobile. Puis j’ai relu ce premier monologue, et alors s’est imposé en contrechamp le personnage d’Eri, car dans la fiction, les personnages n’en font qu’à leur tête et débordent toute typologie. Opposer chez Homère Calypso, l’enchanteresse qui envoûte et retient Ulysse à Circé, la magicienne qui lui indique le chemin du retour, ressortit de la distribution dynamique des rôles attribués aux femmes dans l’épopée.

Je me sens chez Homère en terre familière.

Sylvie Durastanti

Dans Sans plus attendre, il en va différemment pour la Maîtresse et l’esclave : quand Pénélope arrive dans l’île, Eri y est déjà, et en l’absence d’Ulysse, toutes deux lutteront à leur manière, en silence, dans un espace où leurs moindres gestes sont épiés et leurs moindres paroles, rapportées à des intrus hostiles. Pénélope semble en position de maîtrise immédiate, aussi est-elle particulièrement menacée. En revanche, Eri, précisément parce qu’elle est esclave, a plus de liberté de mouvement et appréhende le monde dans toute sa violence. Leurs pensées se joignent et se disjoignent, mais leur cheminement est parallèle et chacune s’appuie sur l’autre.

2. Dans une autre épisode l’émission Les chemins de la philosophie, Pierre Pellegrin faisait valoir la force du personnage de Pénélope : « Pénélope est un vrai personnage, il ne s’agît pas d’un héros schématique comme dans L’Iliade, incarnant une vertu ou un trait de caractère. C’est une femme au cœur d’un système d’échanges matrimoniaux, caractéristiques de son monde, mais elle est parcourue de désirs contradictoires. Elle a le devoir de rester fidèle à Ulysse tant qu’elle n’est pas sûre d’être veuve, mais elle n’est pas la femme vertueuse ensevelie dans son chagrin que l’on pense… Dans le chant XVIII, elle se prend à éprouver du désir pour les prétendants… ».  La volonté de faire parler Pénélope dans votre roman résulte-t-il de ce désir de faire entendre la voix d’un « vrai personnage » qu’on entend trop peu dans L’Odyssée ?

Dans le chapitre XVIII, Homère fait une chose rare : en dévoilant des pensées qu’Ulysse cache d’ordinaire, il éclaire la stratégie de Pénélope. Elle désire parler à son fils, même si cela l’oblige à approcher ceux qui prétendent l’épouser et dont elle dit : « Je les abhorre ». Prétendant alors qu’Ulysse lui aurait en fait dit de se remarier s’il ne revenait pas, elle exige les riches présents d’usage des intrus voraces qui ruinent l’économie du domaine de son fils. Ulysse jubile en silence, comprenant qu’ en fait, elle vise « à avoir leurs présents et cacher ses desseins. » Loin d’être statufiée dans une vertu rigide, elle regrette même que la renommée que lui vaut sa fidélité attire sur elle comme des mouches le désir des intrus.

Donner forme à l’absence est chose délicate : c’est tenter de donner forme à l’informe.

Sylvie Durastanti

Comme sa réserve et ses silences poussent à se méprendre sur elle, je lui ai prêté une voix intérieure et un interlocuteur absent. L’écho lointain des paroles d’Ulysse guident ses agissements. A travers ses rêves ou ses rêveries, il est là, il lui parle, il la soutient tandis qu’elle lutte contre l’ensevelissement dans le temps, Depuis, j’ai redécouvert un passage de Barthes consacré aux chansons de toile : « Historiquement, le discours de l’absence est tenu par la femme : la Femme est sédentaire, l’Homme est chasseur, voyageur ; la Femme est fidèle (elle attend), l’Homme est coureur (il navigue, il drague). C’est la Femme qui donne forme à l’absence, en élabore la fiction, car elle en a le temps ; elle tisse et elle chante ; les Fileuses, les Chansons de toile disent à la fois l’immobilité (par le ronron du Rouet) et l’absence (au loin, des rythmes de voyage, houles marines, chevauchées) ». Tout est juste. Donner forme à l’absence est chose délicate : c’est tenter de donner forme à l’informe.

3. Qu’est-ce qui résulte du fait d’avoir désigné Pénélope comme la maîtresse ? Est-ce une manière de lui conférer une identité indéterminée ?

J’ai lu Les aventures de TélémaqueFénelon a su avec brio faire de ce nom un synonyme d’ennui. Et des siècles d’interprétation biaisée ont fait du nom de Pénélope un synonyme de vertueuse tristesse. Opter pour la Maîtresse permet de camper une femme anonyme, pour ramener ainsi Pénélope dans le monde des vivants, tout en la situant dans un univers fondé sur la brutalité et l’exploitation, et donc pas trop éloigné du nôtre. Donner des diminutifs (Eri, Télem, Méla, Théo, Eumos) aux autres personnages présents dans l’Odyssée, mais chargés de noms archaïques (Erykleia, Télémaque, Mélanthos, Théoclymène, ou Eumée, qui sonne féminin, et qu’il fallait masculiniser, car le personnage ne s’exprime pas directement), c’est les arracher à l’Antiquité et à des interprétations sédimentées depuis des siècles pour les tirer vers nous. Il a suffi de ce parti-pris pour que les personnages prennent vie, et que le déroulement s’enclenche.

4. L’un des personnages principaux de Sans plus attendre est également l’île, avec la présence très forte de la nature et de la mer. Quels rapports Pénélope et Eri entretiennent-elles avec la nature et la mer ?

Les dieux grecs brillent par leur absence comme idoles. Mais ils sont présents, tels qu’ils ont pu être ressentis dans l’Antiquité : à travers la manifestation de forces naturelles irrépressibles et souvent incompréhensibles : la houle qui soulève la mer, la violence des tremblements de terre, le mystère de la lumière, les variations de l’air, du vent. Autour de l’île, la mer est transparente, verte ou grise, mais jamais bleue, car les Grecs ne la voyaient pas ainsi et la couleur bleue apparaît dans la littérature bien plus tard que du temps où fut conçue l’Odyssée. Pour Homère, la mer était vineuse ; durant le « millénaire ensoleillé », la Méditerranée fourmille d’algues microscopiques qui coloraient l’eau, et surtout, sa couleur n’est pas optique, mais traduit des émotions. Et pareillement, l’île n’est pas la destination touristique rêvée aujourd’hui, elle est juste ancrée au sein d’une immensité mouvante et dangereuse, aux yeux de ceux qui y vivent. Tous les éléments, de la mer tour à tour paisible ou déchaînée à la terre ferme soudain ébranlée de secousses, sont autant de signes à déchiffrer pour les hommes et les femmes qui se trouvent confrontés à la sauvagerie de la nature.

5. Dans son roman Les vagues, Virginia Woolf exprimait ce lien entre son personnage et la nature : « Il m’arrive parfois de penser (à moi, qui n’ai pas encore vingt ans), que je ne suis pas une femme ; que je suis le rayon de soleil qui éclaire cette barrière, ce coin de sol. Il m’arrive parfois de penser que je suis les saisons, le mois de janvier, le mois de mai, le mois de novembre : que je fais partie de la boue, du brouillard et de l’aube. » Pensez-vous que l’écriture soit le lieu de cette communion avec le vivant dans tout ce qu’il a de plus sensible et de plus palpable ?

La nature est surtout le lieu où l’immersion spontanée dans le milieu ambiant peut se renverser presque instantanément, et par exemple, lors d’un violent orage, révéler soudain une inquiétante étrangeté. C’est donc le lieu où se manifeste l’altérité la plus absolue, où le plus familier peut se révéler le plus étranger. L’euphémisme de climat hostile ne dit rien de l’expérience qu’oppose l’indifférence absolue de la nature à l’homme et du désespoir que suscite l’impression de n’y avoir pas de place.

A la suite de Dorothy Wordsworth, qui a porté une extraordinaire attention au monde sensible, et tout comme Carson McCullers dans Une pierre, un arbre, un nuage, Virginia Woolf évoque l’heureuse dissolution du moi dans ce sentiment océanique, libérateur. Les écrits des grandes mystiques abordent son revers : se perdre dans l’extase glorieuse aboutit parfois à éprouver le dénuement et d’autres fois, à se perdre absolument. L’écriture me semble être une passerelle suspendue au-dessus de ce vide. Fragile et indispensable.

6. Votre roman est empreint d’une belle prose poétique, conférant à votre roman un très beau mouvement d’écriture. Dans son livre Une Odyssée ( Un père, un fils , une épopée), Daniel Mendelssohn rapprochait la poésie homérique du mouvement : « J’ai toujours trouvé cette étymologie du mot « proème » fascinante, car, partant de l’introduction d’un chant, elle nous entraîne vers l’idée élémentaire de mouvement : l’idée, tout simplement, de « cheminer ». Pour les Grecs, la poésie était mouvement. » Partagez-vous cette idée de mouvement et de cheminement par l’écriture ?

Poésie est dérivé du verbe grec qui signifie faire, créer, agir, enfanter. Et l’écriture est faire, elle est création, action, enfantement. Mais pour ce qui est de cheminer, je me fie au conseil de Burroughs qui rappelait la leçon donnée par Coleridge dans Le Dit du Vieux Marin : celui qui parle (ou qui écrit) doit saisir la main de qui l’écoute (ou le lit) et ne plus la lâcher avant de l’avoir mené où il voulait le mener.


7. Vous avez notamment travaillé pour l’opéra en proposant les surtitrages des livrets des opéras, qu’ils soient en anglais, en allemand, en italien ou en hongrois. Votre roman est composé de deux voix, celle de la maîtresse Pénélope et celle d’Eri. Ce travail à l’opéra a-t-il nourri votre entreprise romanesque ? Comment s’est opéré le travail sur la langue ? Y a -t-il un moment où vous « oralisez » le texte afin d’entendre la musique de la phrase ?

Flaubert vociférait dans son gueuloir, Virginia Woolf éprouvait son phrasé dans son bain, au dessus de l’eau. Je dispose d’un assez vaste espace, mais je n’ai ni gueuloir, ni murmuroir. Mes phrases sortent tout armées, et si je peux restructurer des ensembles, il m’est pénible (c’est ma faiblesse) de retoucher ou remanier. Donc l’oralité musicale du texte est déjà là, avec d’ailleurs l’impression de n’écrire qu’une longue phrase (version optimiste), ou la crainte de réécrire sans cesse la même phrase (version pessimiste). Mais cette crainte impose une nécessité, une solution : moduler différentes voix. Le cheminement intérieur de la maîtresse aurait été trop monochrome, aussi Eri est venue éclairer les événements, et puis d’autres voix se sont élevées . Chez Homère, Télémaque part à la recherche de son père, en espérant que Nestor ou Ménélas lui apprendront s’il est mort ou vif. Mais rien n’explique qu’au terme de ce voyage, il revienne mûri. Alors je me suis emparée du personnage de Théoclymène, qu’il prend à son bord pour lui sauver la vie.

La Méditerranée est une mer intérieure, qui brasse diverses versions d’une même histoire, comme sur tout son pourtour courent les mêmes mélodies, déclinées depuis des siècles dans diverses langues, avec des paroles différentes.

Sylvie Durastanti

Dans l’Odyssée, Théoclymène est un voyant, qui, dans une tirade hallucinée, annoncera leur mort prochaine aux prétendants. J’en ai fait tout autre chose : une sorte de Sherlock, qui aide Télem à franchir le seuil de l’âge adulte. Et pour cela, j’ai eu besoin d’un témoin, qui est le marin phénicien. Il ne fait que passer, mais quand il rapporte à Eumos ce qu’il a vu et entendu, son nom lui échappe : Al Bahari, c’est Simbad le Marin, un autre Ulysse, plus oriental, aussi hâbleur et aussi endurant. Car la Méditerranée est une mer intérieure, qui brasse diverses versions d’une même histoire, comme sur tout son pourtour courent les mêmes mélodies, déclinées depuis des siècles dans diverses langues, avec des paroles différentes. Des airs extraordinairement émouvants, qui, repris par quinze musiciens et chanteurs rassemblés par Jordi Savall, avec lequel j’ai travaillé à diverses reprises, passent les frontières et dépassent les langues. Enfin, reprendre la voie frayée par Homère, auteur que peu de gens ont pratiqué, quand tout le monde connaît les plus célèbres épisodes de l’Odyssée, posait un problème ardu : comment traiter l’épisode de l’Assemblée où Télémaque implore le soutien des Anciens ou bien l’épisode de la reconnaissance d’Ulysse par sa nourrice sans répéter l’original ?

J’ai traduit beaucoup de livrets d’opéra ; des plus faibles, j’ai appris à sabrer tout ce qui est inutile ; des meilleurs, j’ai retenu qu’aucun personnage n’est secondaire.

Sylvie Durastanti

Chacun et chacune sachant de quoi il retourne, j’ai choisi de le faire à travers le regard et la voix d’une jeune esclave de seize ans, Méla, qui relate ce qu’elle voit et entend en se méprenant totalement sur le sens des gestes et des paroles. L’alternance des voix est donc technique. J’ai traduit beaucoup de livrets d’opéra ; des plus faibles, j’ai appris à sabrer tout ce qui est inutile ; des meilleurs, j’ai retenu qu’aucun personnage n’est secondaire. Debord jugeait notre culture en voie d’extinction, ne survivant plus qu’à coups d’appropriation, de détournement et de bricolage d’œuvres antérieures ou extra-européennes. Il critiquait en fait un effet de marché. La modernité n’a que l’apanage des accaparements grossiers. Dans le registre de l’opéra, un seul livret de Métastase, généralement fondé sur des mythes classiques, a généré des dizaines d’adaptations ; en reprenant ce livret premier, chaque musicien (ou chaque librettiste engagé pour le remanier) choisit de le traiter sous un angle neuf, quitte à décentrer le point de vue d’un personnage à un autre, ou à exploiter tel ou tel thème. Dès Le retour d’Ulysse en sa patrie de Monteverdi, le librettiste Giacomo Badoaro met au premier plan avec une acuité déchirante Pénélope, et au second plan, la jeune Mélanchto.

8. Vous avez traduit un certain nombre d’auteurs, dont Clarice Lispector, qui a écrit d’ailleurs un roman qui s’offre comme une variation autour des figures de L’Odyssée, Un apprentissage ou le livre des plaisirs. On y trouve le personnage d’Ulysse ou encore celui de Lori : « Avant, elle était une femme qui cherchait une façon, une forme. Et maintenant elle avait ce qui en vérité était tellement plus parfait : c’était la grande liberté de ne pas avoir de façons ni de formes. » Qu’est-ce qui a pu intéresser Clarice Lispector dans l’œuvre et les personnages d’Homère ? Qu’est-ce qui vous a marqué lors de la traduction de cette autrice ?

J’avais lu Le Bâtisseur de ruines dans la collection Du monde entier chez Gallimard et j’ai consacré énormément d’énergie à persuader les Editions des Femmes de publier Clarice Lispector. C’est un auteur majeur, sans égal dans ce catalogue. J’ai surtout été marquée par le fait de n’avoir jamais touché les moindres droits d’auteur.

9. Dans Le temps retrouvé, Marcel Proust interrogeait de manière métaphorique le lien entre écriture et traduction « Je ne m’apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire ». Est-ce que le travail de traduction permet d’accéder à l’écriture de son propre roman ?

Le travail de traduction vous approche de l’écriture autant qu’il vous éloigne de votre écriture propre. Traduire se réduit à mettre son intelligence, sa sensibilité et son énergie au service d’une œuvre. Et quand cette œuvre a pour vous les séductions d’un humour très caustique, comme celle de Burroughs l’a été pour moi, cette affinité est très satisfaisante. Par ailleurs, j’ai aussi remanié des traductions jugées insatisfaisantes, et j’ai aidé des auteurs à accoucher de leurs textes. Toutes choses infiniment plus faciles et plus rapides que de se mettre à l’écoute du « seul livre vrai » que l’on porte en soi, de le laisser parler et de le transcrire. Proust a consacré une part de son énergie à Ruskin, et j’aime Ruskin, mais je donnerais tout Ruskin pour la cathédrale au fronton de laquelle est gravé : Longtemps, je me suis couché de bonne heure..

10. Vous avez consacré un essai à la traduction intitulé Éloge de la trahison dans lequel vous déclarez dès le début : « Traduire, c’est éprouver que les mots manquent. Continûment. Définitivement ». Quel est le livre que vous avez traduit qui vous a fait ressentir cette absence des mots ? Avez-vous ressenti la même chose lors de l’écriture de Sans plus attendre ?

Je crois que tout bon traducteur éprouve ce sentiment à chaque fois, devant chaque œuvre à traduire. Et je découvre avec étonnement que les mots manquent parce que l’œuvre manque. Si parfaite soit-elle, si bon qu’en soit l’auteur, et quelque talent pour vous y mettiez, l’œuvre d’un autre ne sera jamais vôtre. Et la différence réside en un secret très simple : dans le « seul livre vrai », ce sont les mots qui vous trouvent.

11. Dans cet essai, vous employez de nombreuses métaphores pour parler de la traduction, dont celle de la couture avec cette idée que la langue se ravaude, se rapièce ou se raccommode. L’écriture romanesque est-elle pareille à de la couture, au sens où il faut autant coudre des histoires entre elles qu’en découdre avec une certaine façon de raconter les mythes, en étant toujours du côté d’Ulysse ?

Comme la Maîtresse, j’ai refait tout un cheminement à reculons, en remettant mes pas dans des pas très anciens, et en ne me permettant qu’un écart délibéré. J’ai repris une vieille trame toujours solide, dans laquelle j’ai tiré des fils pour ménager quelques jours ; une sorte de tapisserie d’Ithaque où j’ai brodé et rebrodé des figures secondaires, à peine délinéées jusqu’alors, pour les faire ressortir à côté de figures plus flamboyantes. Ceux et celles qui iront jusqu’à la fin de Sans plus attendre découvriront une autre Pénélope et un autre Ulysse. Mais aussi, l’endurance et l’ingéniosité d’êtres que l’esclavage n’a pu réduire et qui sont eux aussi des survivants, au sens actif du terme.

12. Qu’est-ce qu’une bonne traduction ?

Pour résumer l’essai que j’ai consacré à la question, je dirai : forcément une trahison, mais qui mérite qu’on fasse son éloge.

13. Y a-t-il une traduction de L’Iliade et L’Odyssée que vous préférez ?

L’Odyssée dans la traduction de Victor Bérard parce que c’est la première que j’ai lue, et parce qu’il a cru bon de parcourir en voilier toute la Méditerranée pour la revivre. L’Iliade dans la traduction récente de Jean-Louis Backès et Homère, Iliade d’Alessandro Baricco (qui n’est pas une traduction, plus un remarquable mémento à l’usage des temps modernes).

14.Vous avez écrit trois scénarios pour Jean Eustache dont un a été réalisé. En quoi la composition d’un roman est-elle comparable à celle d’un scénario ?  

Ces trois textes sont très différents les uns des autres. Offre d’emploi, que je n’ai pas signé et qui a été tourné par Jean Eustache, répondait à une commande de l’INA ; c’était un bref montage de quelques heures de diverses interviews dans lesquelles j’ai puisé ce qui me semblait intéressant. Un moment d’absence, répondant aussi à une autre commande de l’INA, devait constituer la voix off d’un film tourné en chambre ; Nous Deux roman photo, continuité dialoguée d’un long métrage plus ou moins biographique écrite à la demande de Jean Eustache, n’a pu être tourné par lui. Tous m’ont appris qu’il est libérateur d’écrire dans la contrainte d’un cadre. Grâce au premier, j’ai découvert qu’il était possible de tirer un tout cohérent de matériaux hétéroclites ; grâce au second, qu’il était possible de broder autour d’une situation statique et d’un simple titre ; quant au troisième, il m’a révélé qu’écrire ne permet pas de sauver qui n’a plus la force de vivre. Cela peut dissuader d’écrire pour longtemps. Mais pas forcément pour toujours. Enfin, si nul n’exige plus qu’on écrive, un jour, le « seul vrai livre » exige d’exister. Et lui seul dicte la composition.

Sans plus attendre de Sylvie Durastanti aux éditions Tristram

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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