« Combien de temps encore ?

Combien de temps encore je vais déranger l’ordre du monde ? »

« L’arbre de colère », de Guillaume Aubin.

On ouvre un livre pour son titre, pour sa couverture, pour entrer dans un monde, parfois, et partir, aussi, en pages, en lectures, dans l’espace et dans le temps. Comme un arpenteur de romans. Comme un nomade ou semi-nomade de pages dont la nature, l’être et les sentiments sont le noeud.

Si les arbres nous parlent, on ouvre « L’arbre de colère » de Guillaume Aubin, un premier roman qui n’en a pas l’air, aucunement, 100ème publication des Éditions La Contre-Allée, et on sait dès les premières lignes qu’on a ouvert un roman unique en son genre.

La couverture est d’un vert magnifique. Le vert, c’est l’harmonie, l’espoir et l’infini naturel. C’est aussi une couleur qui paraît si stable qu’elle pourrait mal tourner… Un arbre peut être un monde, et sur cette couverture au titre parlant du sentiment prégnant, les arbres se distinguent, en traits. Rouges, flamboyants.

Un Livre-Esprit : des pages flamboyantes et des mots puissants

Un livre au rythme effréné qui nous parle d’un ailleurs et d’un passé, et par là nous fait comprendre le présent.

Une ode à la nature, à la forêt, et un bel hommage à la culture amérindienne et à la bispiritualité, considérée comme un troisième genre par les peuples premiers américains.

Un roman magistral peuplé de Longues-Tresses, d’Yeux-Rouges, de Barbes et de Chamanes, de meutes, de chants, de rituels, de vies entre Fille-Rousse, Epinette-Noire, Eau-Qui-gronde, Ours-Assis et tous les Autres.

Un roman initiatique, celui du combat de Fille-Rousse pour gagner le droit de disposer de son corps, sa liberté d’être, tout simplement.

Une profonde découverte de l’être et de l’autre, un cheminement entre les mondes spirituels et charnels, entre le végétal et la morale, entre les guerres tribales et la paix de l’esprit.

Entrons dans ce livre comme dans un Nouveau-Monde

« Une aube, encore. Quand les lacs se découvrent de brume. Quand les castors fendent l’eau en silence, juste un museau au centre d’un miroir. Quand le sable est froid d’avoir passé la nuit dehors. Le Chef n’a pas besoin de beaucoup dormir. Alors il a du temps pour le soleil. »

« L’arbre de colère », de Guillaume Aubin

On sent aux premières lignes lues qu’on est entré dans un autre monde, un Nouveau Monde, peut-être, puisque c’est ainsi qu’on a jadis appelé les Terres au delà de l’Océan. Nous sommes au XVème siècle. Mais le siècle importe peu quand la Vie et les êtres sont au coeur d’un roman.

Un Chef, et des pieds qui le suivent, un lac comme un oeil et une île, des forêts et des rivières, des tribus, des envies, des soifs à assouvir et des combats pour le faire. D’où la colère. À certains, les arbres « parlent dans une langue (qu’eux seuls comprennent), avec la sève et les branches, avec les rayons de soleil qu’ils laissent couler entre leurs fourches ».

On espère être de ceux-là, on sent qu’on va vibrer et réfléchir. Lire, donc. Découvrons la Taïga et ses tribus, les innus et leurs vies. Suivons les Longues-Tresses face aux Yeux-Rouges et aux Barbes. Et Fille-rousse, unique, légendaire, qui a la faculté d’être à la fois homme et femme dans un seul corps.

« Je suis Peau-Mêlée. Je suis celle qui brouille le féminin et le masculin. Je n’ai pas le sexe dressé, mais ça ne m’empêche pas de frapper la balle, de tuer le gibier.
Je n’ai pas la verge haute, mais ça ne m’empêche pas de m’habiller en homme. Je suis complémentaire de l’homme que j’aime, mais je ne suis pas complémentaire de tous les hommes, parce que je ne suis pas un principe. »

« L’arbre de colère », de Guillaume Aubin

Un coup de coeur magistral, beau comme un arbre

Ce livre nous fait plonger, sidérés, entre tous les vivants, végétaux et animaux. On apprend au fil des pages à vivre en harmonie avec une nature parfois rude et avec tous les messages qu’elle nous envoie, les ondes qu’on sent mais ne savait qu’elles étaient là, jusqu’à ce roman.

Véritable plongée au cœur d’une tribu amérindienne du nord de l’Amérique, L’arbre de colère nous fait vivre le quotidien d’un village et les guerres tribales pour mettre la main sur le Qaa (fruit rouge et étrange qui ouvre le chemins des mondes spirituels) et le rapport des êtres et du chamane à la magie.

L’arbre de colère c’est surtout le roman initiatique et libérateur de Fille-Rousse, une enfant dont la naissance est entourée de mystère, un destin légendaire qui, parce que le chamane du village voit en elle un être d’exception, va entremêler tous les interdits pour les braver, les affronter et accomplir son destin.

Fille-Rousse, une bi-spiritualité, une liberté première

« Les récits disent qu’avant d’être Fille-Rousse, Fille-Rousse est comme les autres bébés. Ce sont les saisons qui la baptisent. Ce sont les animaux qui viennent la voir et lui parler. C’est son corps qui affole les hommes quand elle se laisse caresser. C’est sa fougue qui entraîne les tribus sur un chemin plutôt qu’un autre. »

« L’arbre de colère », de Guillaume Aubin

Le destin de Fille-Rousse est de jongler avec l’être, de vivre à cheval sur la délimitation imposée entre les genres. Une amazone, penseraient certains. Mais c’est encore plus fort et plus absolu que ça. Son être nécessite et exige le sens de l’équilibre et de la justesse, une initiation particulière aux rituels, quels qu’ils soient, face à la mer qui monte et à la terre à défendre, aux fruits, même défendus ou convoités de l’Oeil-lac et de l’Île-Esprit.

Car Fille-Rousse sent dans un même corps, le sien, l’esprit féminin et l’esprit masculin, comme une « Peau-Mêlée ».

« Même si elle accomplit son rite cette année, la Peau-Mêlée n’est pas un homme. Elle ne sera jamais un homme. Ni une femme. Le chamane nous l’a bien expliqué. »

« L’arbre de colère », de Guillaume Aubin

Elle partira quatre jours et nuits dans la forêt, suivant le dire du chamane et lorsqu’elle reviendra, elle saura, le chamane saura, ils sauront, et nous aussi.

« Cet été, tu as prouvé de grandes choses. Tu as prouvé ton adresse, ta rapidité et ta force. Et tu as prouvé que tu savais accepter les cadeaux de la forêt. Tu t’es montrée différente. je t’ai regardée, et ton coeur est mûr pour parler avec les Esprits. »

« L’arbre de colère », de Guillaume Aubin

Un auteur, un lecteur, un voyageur, dans le temps, dans l’espace et les livres

Guillaume Aubin a fait des études d’ingénieur, mais l’ingénierie ne l’a pas comblé, il aime savoir avant tout. Il est, hasard ou pas, devenu libraire. Les éditions La Contre-Allée le présentent comme un être étonnant et libre, qui a eu, enfant, un « projet de société utopique dans la forêt, qu’il avait imaginé avec ses cousins et cousines. Tentative vite rattrapée par les dérives du monde qu’ils reproduisaient : accroissement des inégalités, système pyramidal, mécanismes d’exclusions. Son premier roman est peut-être né de l’envie d’exorciser ou de revivre cette expérience. »

Il a obtenu une bourse de voyage littéraire, il est parti, a observé, a appris, et a écrit. Ainsi, il nous offre ce roman étonnant et unique, empreint d’une écriture sensuelle de la différence.

Le lecteur vit avec les tribus « amérindiennes », les peuples Premiers du Canada, auprès d’une « île gigantesque érigée au milieu de la forêt » : magie du lieu, mystère des ethnies qui vivent autour.

On lit, on sent, on touche, goûte, écoute et voit, quand on lit ce roman aussi étonnant qu’intrigant, émotionnel, historique, guerrier, ethnologique et sensitif.

Les phrases sont intenses mais courtes, car elles touchent l’essentiel et c’est leur puissance : on lit comme on entre en transe et on façonne dans nos tête le monde qu’on découvre.

« Il y a le lieu, et il y a le noeud »

Si ce livre est une promesse de voyage, de découverte, d’arbres et d’eau, d’armes et de mots, d’anthropomorphisme et d’ethnologie littéraires, d’aventure et de dépaysement, il est surtout un intense et superbe roman de formation de l’être.

Il y a des guerres, dans ce roman. Des combats, des entraînements, des apprentissages, des rites et des rituels, il y a la vie, la mort, les mères, les mères, les Chefs, les pairs, il y a les chamanes, les danses, les rythmes, les scansions, les racines et le ciel, les racines du ciel, même sans guillemets, la Terre, et le Feu. L’eau, aussi. Car c’est par la mer que les hommes arrivent par vagues et en meutes.

Nous et eux. Elles, ils, Iels, tout et rien. Et ce roman est d’une beauté aussi rare qu’universelle. Unique. Loin et proche.

L’Arbre de colère est une fresque somptueuse qui nous montre en détails du quotidien des vies qui décryptent comme elles peuvent le monde, le sens, les questions du genre, des guerres, de la violence, de la spiritualité et de la magie, les différences assumées, acceptées, intégrées.

Cet article a 2 commentaires

  1. Jarrousse Françoise

    Quel belle analyse à la hauteur de ce livre magnifique !

    1. Margot

      Merci, et oui, magnifique et unique ! Merci beaucoup pour ce délicieux commentaire, surtout!

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