C’est janvier, l’année commence et les lectures se sont amoncelées. Celles qui marquent, ce sont celles qui sortent de l’ordinaire. Et là, en ce 5 janvier, toutes les bonnes librairies ont la chance de proposer Le carré des indigent d’Hugues Pagan aux éditions Rivages/noir, un auteur attendu et reconnu de polars chavirants, éminemment bien écrits, historiquement révélateurs avec un style aux phrases piquantes et justes.

Le carré des indigents, techniquement, c’est un espace que les cimetières peuvent mettre à disposition des défunts dont les corps n’ont pas été réclamés par la famille.

Un titre qui sonne déjà comme une promesse de roman ancré dans le réel et dans l’histoire la plus noire.

Un auteur de polar à suivre si ce n’était pas déjà fait !

Le livre s’ouvre, et tout commence. Une citation de Fitzgerald nous plante le décor et le style de l’auteur.

« Gatsby croyait en la lumière verte, à cet orgasme imminent qui année après année, reflue avant que nous l’ayons atteint. Nous avons échoué cette fois-ci, mais cela ne fait rien : demain nous serons plus rapides, nous étendrons nos bras plus loin.et, un beau matin… C’est ainsi que nous nous débattons, comme des barques à contre courant, sans cesse repoussés vers le passé »

On pense bien sûr, quand on est amateur de polar, aux romans outre-atlantique d’Ed Mac bain et son 87ème district. On lit la préface, et elle compare ces deux auteurs, aussi. Car Hugues Pagan a été scénariste d’une série « Police district » qui n’est pas sans rappeler le 87ème district d’Ed McBain.

« Son dernier livre s’annonce dans la même veine (…) Quelque chose comme 87° district d’Ed McBain en mode province française. Un commissariat Bunker qui ressemble à un tribunal de commerce délabré où échouent toutes les faillites de la société. »

Le carré des indigents d’Hugues Pagan, préface

L’auteur est remarquable, ce que dit aussi la préface : « C’était un type dans la trentaine, faux air de Pacino, gabarit poids moyen, élégance discrète jusqu’aux Chelsea Boots. On le savait de la poule, lardu taciturne, courtois et mélomane, qui fauchait un cendrier au vol sur un guéridon qui s’installait devant un piano droit oublié dans un recoin ».

L’inspecteur principal Schneider est un alter-ego de l’auteur, bien évidemment, personnage récurrent de ses romans.

On pense qu’on va être entraîné dans le noir, l’intrigue obscure, les bas fonds, de l’âme et de la société, on va côtoyer le pire de l’humain et de ses âmes à rejeter, et on a… raison. Sur un air de blues langoureux, derrière une violence à peine canalisée, Schneider tente de trouver des réponses à ses questions lors d’une enquête qui s’achèvera bien, mal, pour le savoir il faut lire, et attendre, page après page, un dénouement, surprenant, étonnant, époustouflant ou terrible, avec ou sans pardon.

Le carré des indigents est un roman de la noirceur sociale, un hommage , aussi, aux anonymes : ceux que l’Histoire oublie pour nous faire oublier quelles victimes l’Histoire en a faits en les amenant malgré eux à se sacrifier en silence.

Un roman noir, signé Hugues Pagan, pour la rentrée de janvier, quelle bonne nouvelle !

Hugues Pagan est un auteur connu, reconnu des amateurs de polars.

Il est né à Chlef (ex-Orléansville) en Algérie et après des études de philosophie et une brève carrière d’enseignant, il est entré dans la police où il est resté 25 ans. Sa Dernière station avant l’autoroute, a été récompensée par le prix Mystère de la critique.

Ça tombe bien, vous me direz, qu’il écrive des polars, puisqu’il connaît bien le milieu qu’il y décrit et que c’est un orfèvre de l’intrigue et de la langue.

Comme dans un excellent roman de Manchette, le texte est rempli de vocabulaire pointu comme un poignard, mesuré comme une balle et exact comme un impact parfait : du bipln spad 17 ou passe au Walther PKK, calibre 9 m/m court au volant d’une Command Car Dodge WC57 pour transporter la « bande à Schneider« , on croise des Binouze, du kakou, du bicot, et on va de SRPJ en PMU, on croise le MLF en BMW pour visiter l’O.P.J….

Et comme un excellent polar tout court, le roman nous montre les coulisses de ce qu’on appelle la justice, la sécurité, et nous montre qu’on a raison d’avoir peur et de se méfier.

Un roman noir tragique, une élégie aux victimes

Dans Le carré des indigents, nous retrouvons Claude Schneider. Et, ici, Schneider est un enquêteur traumatisé par la guerre d’Algérie.

Nous sommes en novembre 1973, un peu avant la mort de Pompidou et l’accession de Giscard au pouvoir.

Toute une époque : l’ombre de la guerre d’Algérie, la fallacieuse promesse d’une normalisation libérale, giscardienne, beaucoup de désinvolture, des souffrances réelles, tues ou inexprimées, des violences incontrôlées. Et ,ous entrons dans un bunker policier pour découvrir une vie à hauteur d’homme, avec ce qu’elle a de représentation, de faux semblants d’illusions et de dure réalité plus ou moins connue de tous, plus ou moins médiatisée.

L’inspecteur principal Claude Schneider revient dans sa ville de jeunesse après un passage par l’armée et la guerre d’Algérie, dont il ne s’est, comme beaucoup, pas remis, voire ne se remettra sans doute jamais. Il a travaillé à Paris, il aurait pu y rester et faire carrière, mais il a référé devenir « chez lui » et se faire muter.

Un groupe criminel face au crime

Dans cette ville moyenne de l’est de la France, Claude Schneider est nommé patron de Groupe Criminel.

Dès sa prise de fonctions, il est confronté à une douloureuse affaire : un père éploré vient signaler la disparition de sa fille Betty, une adolescente sérieuse et sans histoires. Elle revenait de la bibliothèque sur son Solex, elle n’est jamais rentrée.

Son père, modeste cheminot, est convaincu qu’elle est morte. Schneider en a déjà aussi l’intuition. De fait, le cadavre de la jeune fille est retrouvé peu après, atrocement mutilé au niveau de la gorge. Le père souffre et le flic n’arrive pas à accepter la mort de cette jeune adolescente de 15 ans au visage de chaton espiègle.

L’intrigue est lancée, le lecteur happé, les pages seront tournées, la lumière sera faite, jusqu’à la fin, dans cette plongée au pays des ombres, jusqu’au dénouement.

Polar, chorale ou blues ?

Avec Le carré des indigents, Hugues Pagan nous offre l’honneur d’entrer dans un roman social et policier, et surtout roman collectif : un Bunker, une équipe, l’enquête au jour le jour, une ville sans nom, un passé amoureux, guerrier et criminel qui ressurgit.

Betty, en se faisant assassiner, clôt malgré elle une généalogie de malchanceuses victimes des deux guerres.

Le carré des indigents est aussi un portrait attendri, incroyablement juste, du père de la victime, de sa douleur face à l’horreur vécue.

Un flic est parfois un témoin observateur, compatissant mais impuissant. Schneider est distant, c’est son instinct de survie de policier, étant donné ce qu’il a à observe, affronter, confronter : ne pas se laisser toucher, regarder avec une compassion réelle mais retenue, tue. Il sait ce qu’il veut éviter : « Trop de mots ».

Hugues Pagan, comme il sait ce dont il parle puisqu’ancien policier, ne cherche nullement à cacher, taire ou occulter les violences policières.

Dans Le carré des indigents, une partie de l’intrigue repose sur les violences malheureusement documentées des agents en uniformes, sur la façon dont ils sont couverts par leur syndicat, par les médias et le Ministère de l’Intérieur, et combien certaines bavures sont souvent, même quand découvertes, laissées sans sanctions.

Un auteur au style impeccablement sombre, net et sans bavure

Il y a du beau parler chez Hugues Pagan, qui fleure la coquetterie des phrases, aussi, entre mots précis, juteurs et froufrouteries du subjonctif, l’air de rien.

Il écrit des polars, oui, mais il ne prétend pas pour autant être un grand écrivain, plutôt un artisan joailler de la phrase qu’il pratique avec le plus grand sérieux. Et il travaille classiquement son roman noir américain et brode par dessus des détails poétiques français. 

Et ses romans sonnent parfois comme un curieux mélange de blues, jazz, ragtime ou même boogie-woogie qui, pour les connaisseurs, tiendrait de l’école Nouvelle-Orléans, puisque l’auteur est né à Orléansville / Chlef. James Sallis, donc, n’est pas loin, à sa façon. Tout comme Jean-Pierre Melville et son Samouraï, Jeff Costello.

On peut entendre le staccato du zippo de l’OPJ , l’écho sans cesse renouvelé de quelques accords de blues, le vibrato de Billie Holiday -Lady Day – qui s’échappent des pages enfumées par le tabac blond de Virginie celui des Navy Cut et des Dunhill.

Et dans des décors où suinte le noir ce qu’il nous raconte dans ses romans sent à plein nez son vécu, les remugles de ses propres souffrances, de sa désespérance, mais aussi, oui, de la nostalgie qui reste collée à ses semelles.

Il y a des passages au lyrisme subtil qui permettent de reprendre souffle avant de poursuivre l’avancée dans les pages et, entre les mots, des valeurs humaines qui réchauffent. Avant d’être policier, l’homme a été étudiant en philosophie, et ça, ça laisse des traces délicieuses à découvrir, entre les lignes (sans jeu de mot).

Un polar parfait ?

Le carré des indigents est un polar parfait, un roman social et talentueux, une histoire bouleversante qui nous attrape par les tripes et nous entraîne dans l’horreur, ordinaire pourtant.

C’est une enquête passionnante, évidemment pleine de rebondissements en tous sens qui s’enchaînent comme les maillons d’un intrigue implacable, servie par une écriture brillante, parfois ironique, souvent émouvante, mais sans aucune sensiblerie, à la fois âpre et poétique.

Et le lecteur est embarqué, encore une fois, comme à chaque fois dans les romans d’Hugues Pagan qui a un style inoubliable pour parler de ceux qui continuent à être invisibles.

Les criminels sont des pauvres types, et sans les excuser on comprend parfois leur traumatisme. Les laissés-pour-compte, marginaux, stéréotypes du méchant sont pourtant capables de susciter un sentiment, quand lu, de fraternité.

Une immersion caustique et touchante dans la police, une plongée dans une nuit intense, un parfait roman socialo-policier, un roman noir à la fois tragique et brillant, intense, complexe, empathique, touchant, criminel, complexe, douloureux, un très très beau portrait d’une société embarquée dans la nuit.

Rendez-vous en librairie le 5 janvier ?!

Cet article a 2 commentaires

  1. Kerouas

    Bonjour,
    Je viens de lire le Carré des Indigents et c’est le premier livre d’H. Pagan que je lis. Pour moi c’est nul. Il est évident que l’écrivain se confond avec son héros. Quelle manque de distance ! Un beau ténébreux avec un gout exquis et un cador au lit.Sa façon de parler des femmes est d’un machisme sans nom, c’ est presque comique. On promet un livre bien écrit mais c’est très inégal. Je suis même choquée de voire que les éditions de Rivages Noir publie un si mauvais texte. Pas loin de l’escroquerie littéraire.

    1. Margot

      Bonjour,
      Pourtant Hugues Pagan est considéré depuis des années comme un grand écrivain de romans noirs et de critique sociale à peine déguisée… Mais peut-être que celui ci, qui est un retour à la plume après des années de silence, n’était pas une bonne porte d’entrée dans le monde de cet auteur ?
      Ce que vous dites est intéressant, en tout cas ! Mais les romans, surtout les romans noirs ne peuvent pas plaire à tout le monde, les lectures sont toujours personnelles, dépendent des goûts et des vécus ? Ce roman dépeint en effet une tragédie sordide et glauque, comme le font parfois les « polars », c’est le défaut de la qualité d’écrire de certains…

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