Voir dans un arbre, une page, un courant d’air une infinité de vies et d’existences. Dans son essai Les villes de papier, Dominique Fortier nous fait traverser une vie puissante et fascinante, celle d’Emily Dickinson. Une vie-corps, une vie-papier, une vie-chambre. Toute la force de cet essai vient de sa capacité à créer des lignes de fuite, des lignes de vies bruissantes et souterraines. Elle ne signe donc pas une biographie au sens classique, mais plutôt une fiction poétique sur cet autre en nous qui parle et qui regarde le monde, comme elle rappelait au micro de Marie Richeux dans l’émission Par les temps qui courent sur France Culture :

Les biographies d’Emily Dickinson, faites par des biographes sérieux, du fait de leur sérieux même, laisse dans l’ombre la chose essentielle de son existence, à savoir, la part de création, la part d’âme. Et quand on se permet de faire un livre, qui n’est pas une biographie sérieuse, mais qui touche à la fiction, ça nous donne la liberté d’aller l’explorer autrement. C’est drôle, parce qu’il y a des gens qui me questionnent sur certaines scènes, en me demandant si je les ai inventées ou si elles ont réellement eu lieu, et en fait je ne sais plus. Ca veut dire que j’ai un peu réussi, et si j’ai réussi à me confondre moi-même, c’est que le mélange entre la narration d’une vie vraie et l’invention d’une vie, qui serait aussi vraie, mais pas selon les mêmes critères, fonctionne. 

Dominique Fortier, Les villes de papier

Dominique Fortier interroge aussi toute la singularité de cette chambre à soi, de ce lieu à soi que constitue cet espace pour Emily Dickinson, d’où le rapport aux espaces et à la géographie, et plus particulièrement ce qu’elle appelle « la circonférence » :

« Mon affaire, c’est la circonférence, écrit Emily. Et il est vrai qu’elle semble constamment se tenir en équilibre au bord des choses, puits ou abîme, entre un monde et un autre, à la lisière entre le poème et l’indicible, une pomme dans la main, un pied dans la tombe.« 

Dominique Fortier, Les villes de papier

Avec la figure d’Emily Dickinson, on est confronté au mythe et à l’énigme littéraire. La littérature produit ainsi des récits qui nous dépassent et qui alimentent en nous cette part obscure qui résiste à l’explication des sociétés modernes :

« C’est cette existence secrète que j’ai tenté d’imaginer dans -Les Villes de papier-, qui se veut le roman de la vie d’Emily Dickinson en même temps qu’une réflexion sur les lieux-réels ou rêvés-que nous habitons et qui nous habitent. Habite-t-on jamais vraiment une ville, une maison, une famille, ou bien plutôt l’idée qu’on s’en fait ? où est-on véritablement chez soi ? Peut-on vivre dans les livres ? Et comment se fait-il qu’en français, nous n’ayons pas de mot pour nommer ce qu’en anglais on appelle – home- ?

En voulant raconter la vie d’Emily, je me suis retrouvée à revisiter des pans de ma propre histoire, qui s’est déroulée un temps, presque en surimpression, dans les mêmes endroits que ceux où elle vécut: la ville de Boston, où nous nous sommes toutes les deux senties étrangères (…) Mais en me racontant, c’est encore d’Emily que je parlais. Il faut dire la vérité, mais la dire oblique, écrivait Dickinson. »

Dominique Fortier, Les villes de papier

Il y a chez Dickinson ce feu qui couve, cette ardeur qui embrase à la lecture de ses poèmes. Au moyen de chapitres courts et évocateurs, Dominique Fortier remue en nous des questions brûlantes : qu’est-ce qu’une vie d’écriture ? de quoi sont faits mes mots lorsqu’ils sont des êtres vivants ? en quoi un poème peut-il constituer un espace infini ?

Dans un recueil intitulé Habiter poétiquement le monde, Colette Nys-Mazure proposait la définition suivante de la poésie, définition qui sied à merveille à Emily Dickinson : « La poésie est, d’abord, une manière d’être au monde, qui, ensuite, s’exprime de mille et une façons. Un éveil du regard fouillant les apparences. Une sensibilité particulière de l’oreille aussi qui « voit » les mots en train de passer et les arrête au passage pour les dévisager. » A travers cet essai, Dominique Fortier nous invite par la poésie d’Emily Dickinson à errer dans ces forêts de visages et de murmures :

Bientôt, on parcourt les poèmes comme une forêt mystérieuse à jamais, mais dont la pénombre est percée de sentiers et de rayons de lumière. Bientôt, on se met à habiter cette forêt dont on reconnait les oiseaux et les créatures, les étangs noirs et les grands arbres. Bientôt, bientôt, cette forêt se met à pousser en nous.

Dominique Fortier, Les villes de papier

A la lecture des Villes de papier, il nous semble tourner les pages non d’un livre mais d’album photographiques, comme si chaque chapitre correspondait à toutes les photographies possibles et en creux de la poétesse américaine. Rappelons ici qu’il n’existe qu’une seule photographie d’Emily Dickinson.

Avec cette poétesse, quelque chose de l’enfance perdure. Quelque chose de l’inaliénable, de l’insubmersible. Elle appartient à cette mythologie qui a échappé au feu, à l’instar de Kafka qui souhaitait brûler ses œuvres. Dans un documentaire intitulé A mi- mots, on voit d’ailleurs Pascal Quignard brûler ses manuscrits, une fois que ces derniers ont été édités. Ce dernier rappelle cette phrase qui pourrait accompagner de manière spectrale la poésie de Dickinson : « Brûle ce que tu es ».

Les villes de papier ( Une vie d’Emily Dickinson) de Dominique Fortier aux éditions Grasset

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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