La rentrée littéraire hivernale a réservé un nombre important de surprises, belles surprises, premiers romans étonnants… La vague est passée, et une fois cette vague passée, il est agréable de dire qu’on a aimé lire un livre après que tout le monde l’a déjà fait.

Le temps passe, et le regarder passer un livre à la main est apaisant. Et justement, dans ce roman, c’est une héroïne que nous regardons traverser le temps. Et le temps semble partie prenante du récit.

Il y a une héroïne, et autour d’elle il y a un choeur de générations sacrifiées ou mal-aimées : l’arrière-grand-mère, la grand-mère, la mère. Entre autres.

Les Maisons vides aux éditions de l’Olivier est un premier roman à part, « porté par une écriture où le panache s’allie à la délicatesse », la quatrième de couverture annonce déjà parfaitement le bonheur de le lire, et l’auteure, Laurine Thizy, s’impose comme une réelle découverte, talentueuse et novatrice, tous genres (littéraires) confondus et entremêlés.

Un roman très étonnant, qui foisonne de beautés inattendues, de nuances orchestrées et nous cueille, nous lecteurs, émerveillés, étonnés, touchés.

Gabrielle, la louve, la liane, la force entre deux âges, naissance et adolescence, une jeunesse à deux époques

On embarque dès les premières pages des Maisons vides, on s’attache instantanément à Gabrielle, on chavire : « ma Gabrielle sauvage et bagarreuse, fine comme un bébé sirène »

Gabrielle, on la suit qui naît, qui court, qui traverse, qui devient, qui se contorsionne et se remet droite, qui de chrysalide enfermée dans un corps se laissera peut-être pousser des ailes vers l’air de la liberté, après s’être laissée courir et muer vers la vie et le souffle.

Gabrielle communique une énergie, une force incroyable au fur et à mesure qu’elle nous apparait, dans ce roman.

C’est ce qui le rend dévorant, en plus de la plume délicate et étonnante de Laurine Thizy, c’est ce qui fait qu’en lisant on a envie de la protéger, l’accompagner, l’écouter, caresser ses joues et lui sourire, Gabrielle mais aussi à toutes celles qui l’aiment, car dans ce roman, il faut avouer que dès les premières lignes les femmes sont bouleversantes de justesse, de franchise émouvante et de sincérité acérées.

Des premiers pas à l’adolescence, dans cette campagne qui l’a vue naître, Gabrielle, avec une énergie prodigieuse avance chaque jour un peu plus vers la fin de l’enfance.

Le roman s’ouvre sur un intense prologue, sur la course d’une jeune femme qui quitte sa chambre, en pleine nuit, et traverse un jardin car elle doit savoir, pour aller s’allonger une dernière fois contre le corps de son arrière-grand-mère, Maria, peut-être déjà morte.

« Par une nuit aux étoiles claires, Gabrielle court à travers champ. Elle court, je crois, sans penser ni faiblir, court vers la ferme, la chambre, le lit, s’élance minuscule dans un labyrinthe de maïs, poussée par une urgence aiguë, par le besoin soudain de voir, d’être sûre. Gabrielle sait qu’il est trop tard – ses paumes meurtries le lui rappellent – pourtant elle court, de toute la vigueur de ses treize ans. »

« Les maisons vides », de Laurine Thizy

Pour et vers le souffle de la vie Gabrielle prend corps

Gabrielle a un corps et un souffle, un corps déformé qu’elle redressera grâce à la gymnastique, un souffle qu’elle rendra libre.

Elle a été conçue trop tôt, elle est prématurée, mais c’est « une résistante : un œuf qui a creusé sa propre survie dans le ventre de sa mère ».

Elle doit creuser sa place dans la vie, au sein du couple de ses parents, de la famille élargie autour, famille où les femmes forment un choeur corporel autour d’elle, même s’il y a quelques hommes : Suzanne, Joséphine, Bénédicte, Julie, Estelle et Lisa, mémé Maria et la Vierge Marie, soeurs, cousines, mère, grand mère, arrière grand mère, amies, amies d’amies…

Car les femmes sacrifiées ou mal aimées, quelle que soit la génération, ont appris à regarder celles qui sont comme elles, autour d’elles, à se dévouer et à combattre pour affronter ou garder la surface, à obéir ou courir et à se taire mais savoir dire et sentir.

Adolescente torturée, elle doit également lutter contre les araignées qui l’habitent et l’empêchent de respirer, même si elle a appris à les cacher, les retenir et les expulser discrètement.

« Elle crache ses araignées en silence, obstinément les écrase… Elle parvient à refréner des araignées sombres qui lui courent dans les bronches.»

« Les maisons vides », de Laurine Thizy

Elle domestique le réel par la force de sa volonté, creuse sa place au sein d’une famille élargie, alterne la rigueur et la faiblesse, la force et les failles.

Un roman en deux temps, en parallèles, comme des barres de gymnaste de vie

Ce roman est construit en deux temps, deux présents, deux présences au monde, deux vies qui alternent : Gabrielle enfant, Gabrielle à treize ans à la mort de sa grand mère, le commencement et le recommencement, le deuil, « l’absurdité vertigineuse des adieux », l’énergie de la force, la vie nourricière. Et même plus que tout ça.

Car la vie est présente, palpable, souple et intense à chaque page, on sent aussi qu’il y a des mystères à explorer entre les lignes, un souffle à entretenir ou retrouver. Et toute une vie, rurale ou clownesque, à explorer, tant l’écriture de l’auteure est étonnante et ajustée à la fois.

Entre les deux Gabrielle, la vie a passé, et le corps chétif de l’enfant prématurée est devenu un corps aussi puissant que souple, grâce à l’acharnement et à la discipline de la gymnastique.

La force de la volonté pour redresser un corps

Quand un médecin lui a conseillé, à quatre ans, d’essayer la danse pour redresser son corps, la luxation congénitale de ses hanches, entre autres difformités, face au refus ou au manque d’écoles de danse pour des filles de moins de 5 ans, elle a choisi la GRS, le rythme et le sport, pour rééduquer son corps. Et elle s’y est tenue, avec un port altier.

Gabrielle, avec son regard de jeune louve, dans lequel une « colère vertigineuse (…) transperce les iris », n’est que détermination, volonté et intransigeance. Elle avance, elle décide, elle sait ce qu’elle veut.

Il y a de la belle liberté et une énergie prodigieuse dans son parcours, il y a une étrange sensibilité partagée, toute en délicatesse et pudeur, fédératrice et source d’émotions aussi diverses qu’intenses. Les femmes se serrent les coudes.

Lire cette histoire à la construction fine et intelligente, imprévisible et tout en tension, nous emporte dans une lecture haletante, jusqu’à la révélation finale, sombre et brillante à la fois.

Une vie semi rurale sans grand air

Suite à un problème, l’asthme, la toux, la colère, la mort de la grand mère, le mélange, Gabrielle se voit exclue de la gymnastique « un matin d’avril, presque six mois après la mise en terre ».

C’est à partir de là qu’elle s’st mise à avoir des « araignées » dans les poumons, à avoir des quintes de toux grasses qui remplissent ses yeux de larmes, et qu’elle cesse de s’alimenter, maigrit.

Elle continue à grandir, aussi. Et a quatorze ans, elle croise par exemple le beau Raph qui sera « évidemment, absurdement, instantanément terrassé ».

Mais elle, avec sa rage de vivre, ce corps discipliné et redressé, « son orgueil à vivre », n’est amoureuse de personne, ou alors de la Sainte Vierge, de feu mémé Maria, allez savoir.

Dans ce roman, on est quelque part entre « la Ville Rose », « la Ville de la Grotte » et « la Ville du Jazz » ; on joue au rugby, l’oncle Jean-François, en tout cas, on cultive le maïs, la palombe passe par là et est chassée, on chante « en basque et en espagnol, en français et en occitan », la lumière et le soleil frappent et la solidarité est chaude.

Un premier roman comme une mise en scène, un talent qui émerge

Le parcours de Gabrielle est touchant, magnifique, on a envie de dire somptueux tant il nous a touchés. Il n’est pas raconté de façon chronologique, mais on vit la vie de Gabrielle comme on la sent, qu’importe la ligne du temps, de toutes façons les ondes et les cycles font la passion tout comme les rondes et les pirouettes fondent la gymnastique acrobatique et talentueuse. L’alternance fait la vie.

Il y a tout au long de cette vie narrée des « j’ignore », « je crois », « ma Gabrielle ». La voix qui narre nous emmène aussi dans un hôpital, une chambre, rencontrer des enfants malades, précisément décrits, vraiment on ressent beaucoup d’empathie, pour eux aussi. Des clowns viennent pour les faire rire, et que les « parents, main dans la main devant la fenêtre, pressent leurs paumes l’une contre l’autre » car la tendresse se passe de main en main, et d’être en être.

Evidemment la question se pose : qui nous raconte cette histoire ? Qui est ce « je » ? Pourquoi deux temps, deux moments importants dans la vie de l’héroïne sont-ils développés en parallèle : à la fin, sans forcément se rejoindre, vont-ils se compléter ?

Comprendra-t-on pourquoi des clowns apparaissent par ci par là dans le récit, et qui est la narratrice avec sa réserve pudique, humble, ses questions timides et son admiration qui semble sans limite ?

La foi en la vie : le combat des femmes ?

C’est donc la vie d’une femme, une combattante, une volontaire, une force, c’est aussi un récit qui rassemble quatre générations de femmes, solidaires, qui se voient les unes les autres et se soutiennent avec qui elles sont, comme elles sont et comme elles peuvent.

Quatre générations, et aussi la Sainte Vierge. La chasse à la palombe et le rugby sont masculins, la cuisine et la religion, c’est un travail de femmes.

Le trouble est réel, car la vie est là, les mystères de la vie aussi, sans besoin de réponse. Et ça, c’est osé ! Tout comme il est délicieux, avouons-le, et charmant, de parler d’une « foi sauvage, indomptée par les mots » bien loin de toutes les bondieuseries et pieuseries ennuyeuses et stéréotypées qui ne disent plus rien.

Virtuose dès son premier roman : une auteure à suivre

Ce roman a une palpable virtuosité et on sent à chaque moment-clé que c’est un premier roman très surprenant : il y a de la belle liberté et une énergie prodigieuse, il y a une étrange sensibilité partagée, toute en délicatesse et pudeur, fédératrice et source d’émotions aussi diverses qu’intenses.

Laurine Thizy mène son roman avec un élan parfois malmené, par le corps, par la tête, par les autres, par la santé, on lit parfois « tout ça c’est dans sa tête », mais c’est aussi le propre de la vie : ce qui est est dans la tête, aussi, et c’est comme ça qu’on sait que c’est.

Lire « Les maisons vides » nous emporte dans une lecture haletante, jusqu’à la révélation finale, sombre et brillante à la fois. Vitalité ? Croyance ? Littérature ? Beauté novatrice et narration osée et temps morcelé ? Quoiqu’il en soit, l’évidence est et l’important, c’est l’élan.

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