Un incroyable premier roman, encore, pour cette rentrée littéraire qui en regorge.
Une introspection, une quête du dedans de soi, une remémoration qui sonne comme une autobiographie fantasmatique et fantastique.
Gabriela Trujillo se remémore une enfance dans un pays en guerre, et nous offre, un roman initiatique, exotique, politique, charnel, lettré et singulier.
Enfant puis jeune fille, dans une vie qui n’a pas forcément commencé dans la stabilité et la lumière, mais une vie qui se veut merveilleuse, une vie qui veut être, Louvette est indomptable, sauvage, étincelante, insoumise, curieuse, libre, aventureuse, rieuse, pleine de vie, d’envies, d’actions et de chair.
Le joli mystère des choses qui nous arrivent, qu’elles soient belles ou non, est qu’elles sont là.
Et Louvette est là, même si elle ne comprend et ne sait pas tout. Elle semble depuis toujours flotter entre les choses, entre les mots, entre les lignes.
Dans les yeux de Paris
Paris. Une femme du nom de L. présente une blessure sur la rétine, une lésion oculaire, à un médecin qui l’interroge pour comprendre l’origine de la blessure. Il veut savoir si elle a vécu en bord de mer, sous un soleil intense. Elle ne semble pas savoir, ne pas pouvoir répondre. Mais après l’opération, des souvenirs surgissent.
L’héroïne attend dans le noir que sa santé se rétablisse. Lui reviennent alors en mémoire des moments qui lui avaient échappé, qui l’avaient peut être fuie, qui sait, mais maintenant qu’elle les tient à nouveau, ces souvenirs, elle va s’y engouffrer, les revivre, les revisualiser, les recréer, les intensifier, les nuancer.
Longtemps, L. a été une femme sans passé. Et voilà que maintenant, elle se souvient de Louvette : soudain, il fait un temps de petite fille.
L’invention de Louvette, Gabriela Trujillo
Naissance tremblante ou inerte ?
Ainsi entre donc en scène, en page, en narration, Louvette.
Née un jour de tremblement de terre dans un pays d’Amérique centrale qui ne sera pas nommé, un pays où sévissent guerre et éruptions volcaniques, un pays qui pourrait être le Salvador.
À sa naissance, on ne porte que peu d’attention à Louvette, car l’éruption est préoccupante. Elle grandit entre les murs d’une grande maison vide, tandis qu’au dehors la guerre civile fait rage et les kidnappings se multiplient. Les semaines s’écoulent dans l’isolement, dans cette grande maison où on ne s’occupe pas d’elle.
Malgré tout, c’est une petite qui affiche rapidement « une vocation pour la turbulence et les joies faciles » et se comporte comme « une fille du vent bien que constamment épiée et rattrapée par la gravité ».
La gravité sera celle d’une éclipse totale qui lui brûlera sans doute les yeux.
Se glisser dans les failles, les brèches et interstices qui s’offrent à elle
Louvette est une fille hyperactive, très vive, à la vie particulière et unique. Elle grandit sous des tropiques qui semblent prolonger la guerre froide. Les bruits, la violence, les peurs des autres l’entourent. On se protège des balles perdues avec des matelas, une batte de baseball n’est jamais loin, on vit sous un couvre-feu.
Mais la beauté est aussi à saisir, et c’est dans ce contexte que Louvette va grandir comme elle le peut, découvrant avec ses moyens, le monde, les autres, la vie, les passions, celles qui la saisissent pour les animaux et pour les livres.
Cela arrive enfin, un matin qui se distingue dans la masse résonnante de l’enfance, un matin dont pourtant elle a oublié la date. Louvette a appris à lire, et ce jour pourrait tout aussi bien être le premier de sa vie. Elle lit à voix haute tout ce qui passe devant ses yeux, et cela donne le tournis à ceux qui l’entourent : elle déchiffre la boîte de céréales, le mode d’emploi, le journal, les publicités, les panneaux du supermarché, et, naturellement, les livres. Tous les livres possibles.
L’invention de Louvette, Gabriela Trujillo
La guerre civile, qui sert de décor à l’enfance de Louvette, est un moment étonnamment très touchant du roman, et particulièrement un chapitre intitulé « Full metal Louvette » (et le sourire est communicatif, l’autre et Louvette aiment délicieusement jouer avec les mots, toujours, tout le temps) dans lequel Louvette brave l’interdit afin d’aller dehors.
Un casque ! Le choix dans la cuisine n’est pas très vaste : la poêle, c’est inutile. La grande casserole lui bouche la vue. Et puis elle est vraiment trop lourde. La passoire rouge. Légère, aérée, elle lui va même très bien, selon la porte du four.
L’invention de Louvette, Gabriela Trujillo
L’enfance de Louvette, des langues si vivantes
Louvette jongle avec plusieurs langues, et pourtant les mots la ravissent, la transcendent, l’enjolivent, la fortifient, l’animalisent. Le français devient pour elle la langue passionnante de l’instinct, de l’intime.
C’est à l’école que Louvette découvre aussi, ébahie, la nouvelle langue. Le français qu’elle entend est une langue d’oasis – moelleuse, accueillante. Une langue moulée sur le déhanchement des fauves. Les premiers jours se passent dans un babil merveilleux et irréfléchi : elle navigue à vue.
L’invention de Louvette, Gabriela Trujillo
Le français semble un choix primal, les mots sont un médicament de la mémoire et des yeux. Et c’est à Paris que l’accès au vrai, au regard enfin frontal s’est fait dans les yeux de L., face aux lecteurs, face au passé, face aux gens, face aux choses, face aux corps.
L’invention d’une vie animale, dicible et joueuse
On n’est pas forcément bien ou mal entourée, quand on est une femme sauvage, ou a été une enfant sauvage ni domestiquée ni canalisée, une sauvageonne en abîme abimée, toujours debout, face au monde, les yeux grands ouverts. Mais on est.
Comprendre pour ne pas perdre le fil de sa propre vie, entre sensations fortes entrechoquées et érotisme tellurique : la vraie beauté vivante est rarement calme et lisse, elle vivifie, titille, grapille et capte l’essentiel du regard acéré.
Et le livre ouvre nos yeux, eux aussi, on avance avec Louvette.
Elle est, Louvette. Elle nomme, elle dit, et elle apprend au jour le jour à nommer le jour malgré la nuit. Elle est incroyablement juste et belle à lire. Louvette.
Pluralité d’une femme qui aime dire
Gabriela Trujillo est née au Salvador, et elle est arrivée à Paris à l’âge de 17 ans. Elle a étudié l’histoire de l’art et le cinéma, travaillé à la Cinémathèque française puis est devenue directrice de la cinémathèque de Grenoble. On sent l’auteure partout dans L’invention de Louvette, tout comme on sent aussi que ce n’est pas exactement elle. On sourit.
Un militaire retraité, amant de la grand-mère de Louvette s’appelle Brautigan, en hommage à un autre grand écrivain.
Elle emporte des lectures partout, les livres la rassurent, même les grands classiques, jusqu’à Simone de Beauvoir qui pointe discrètement le bout de son nez derrière Les Mandarins.
Le titre est lui même un clin d’oeil à l’Invention de Morel, de l’auteur argentin Bioy Casares, et L’Invention de Louvette aurait même eu pour titre originel Mémoire de poisson rouge.
Le sourire, la mémoire et les mots sont là, tout au long des pages, pages à surveiller comme le lait sur le feu.
On croise des lectures et des noms au fil du roman, il y a le pays de naissance, il y a les images, les livres, les jeux de mots, l’oulipo sourit, il y a des sourires référencés ou simplement innés et naturels, des clins d’oeil inattendus, joueurs et souriants.
Louvette est L., Louvette est elle, L., elle, est peut-être en partie l’auteure de ce roman, on ne sait plus, on s’y perd avec délice.
Réapprentissage de la mémoire, de la joie, des langues mêlées et déliées
Une écriture ensorcelante, quasiment magique, avec des espaces dans lequel le silence s’infiltre, des ellipses et des prolepses, des éléments étranges et beaucoup de place, d’animaux, de mystères, de trous de mémoire, aussi, parfois.
Une sorte de recette étonnante de vie, d’enfances, de pays lointains sans nom mais pourtant absolument reconnaissables.
Une enfance qui ne ressemble à aucune autre, à la fois sauvage et en tourbillons lumineux, parfois joyeux, parfois apeurés et brûlants, et le rêve, la fantaisie, l’imaginaire voire le merveilleux est un tunnel étincelant pour fuir la ou les violences, pour fuir ce qui se fuit.
Les images, les sensations et les émotions s’entrechoquent, les souvenirs aussi, les langues, les vies, les continents.
Un premier roman étincelant, à lire le coeur battant
Le monde décrit par L’Invention de Louvette nous charme, nous fascine, nous fait peur et nous étonne, nous échappe, surtout par ses beautés, ses rigueurs, ses règles, ses nuances, son immense originalité.
L’invention est partout, comme une capacité infinie de l’auteur à imaginer tout ce qui pourrait nous dépasser, nous bouleverser : l’inattendu, l’infini potentiel, comme dans un ouvroir de potentiels possiblement universels et pas seulement un ouvroir de littérature.
Originalité, et souffle, fuite des repères et des définitions préconçus, trop réducteurs, une voix, un style, un regard uniques : cette histoire sculpte l’héroïne mais aussi, dans la tête des lecteurs, un monde merveilleux, poétique, vibrant et étonnant.
Publié aux éditions Verticales, août 2021.