Il est des lectures qui tombent là, comme inopinément mais qui font un sens profond une fois installées. Et une foule de pages, des phrases, de pensées recopiées. Une manière de partir sans la ramener, pour se trouver. Et « Une existence sans précédent » est de ces lectures là. Fulgurantes, sans en avoir l’air, mais l’électricité.
Quelles questions soulèvent les idées qui tournent autour de l’identité, les sempiternels qui je suis, qu’est-ce que je suis, qu’est ce que je représente aux yeux des autres, et comment je crois que je suis, moi ? « Connais toi toi-même« , ok, mais par quoi commencer quand on a été comme une herbe sans racine, posée quelque part puis portée par le vide ?
Comment apaiser sa tachipsychie quand la tête « gangrène, gamberge, se perd, mijote, remâche, combine, rumine, patine, détruit, reboutonne, rembobine, pontifie, déballe, extrapole, affabule, débarrasse, bout » ?
Un formidable voyage initiatique porté par une langue à l’inventivité juteuse et truculente, poétique et créative, qui jongle avec les idées reçues, les lieux communs ou inconnus, les souvenirs et pensées intimes, le réel. Pour « s’enfuir de soi », autant commencer par s’enfuir tout court. Prendre la tangente.
Partir, non en vrille mais en périple, tailler la route et ses pensées : « Je veux naître sans aveu »
Tout commence par un allumage à étincelle « Je suis habitée par un cri. C’est mon animal intérieur. La nuit, parfois, j’ai besoin de le laisser s’échapper ». On suit une narratrice qui joue avec le réel insupportable, avec les mots, aussi. Elle prend le large, elle (se) réinvente et nous emporte.
« Quand j’ai pris la route pour tout laisser derrière moi, je me suis imaginé rouler des heures, des jours et des mois le long de côtes sauvages et escarpées, pour profiter de ma liberté sans contrainte, de la vie, de la vraie. Je n’ai pas pensé aux moments de découragements minables, à la solitude merdique, aux hôtels familiaux bondés, aux stations-service pouilleuses, aux autres voyageurs occasionnels ou professionnels qui veulent entamer des discussions, vous raconter leur parcours sans intérêt, ou pis, vous interroger sur le vôtre. Que faites-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? Pourquoi ? Avec qui ? Combien de temps ? Déclinez votre identité et vos assignations. Qui suis-je ? Où vais-je ? Quand est-ce qu’on mange ? Vous voyagez seule ? Toutes ces questions intrusives et inutiles. »
« Une existence sans précédent », Claire Fercak
Qui est Helena Cervak ?
Elle est tortueuse, issue d’un passé fragmenté, orpheline, ayant grandi de foyer en famille d’accueil, chez les Jollais notamment. Une « famille » d’accueil pendant plus de 10ans, réanalysée tout au long de ce road trip. Surtout le père. Entre autres. Elle aura dans ce périple comme accompagnatrice l’urne de sa bienfaitrice Nicole, la femme du père zinzin Jollais.
« Madame Jollais devenue migrante, ça rendait fou cet abruti de Monsieur Jollais qui tapait sans cesse sur les étrangers, les musulmans, les Noirs et les arabes, venus détruire le pays, faire plein de mômes et toucher les aides sociales sans rien foutre. Les Jollais étaient AF, Assistants Familiaux, famille d’accueil de jeune isolés comme moi, ou en difficulté comme d’autres, contre rémunération. Ils n’avaient pas l’autorité parentale, mais le vieux Jollais considérait qu’il était naturellement né avec tous les pouvoirs. »
« Une existence sans précédent », Claire Fercak
Elle a été ballottée de foyers en centres. Elle ne sait que peu de choses sur ses origines, et sa tête est si pleine qu’elle est peut-être en train de réclamer a corps et à cri une porte de sens et/ou de sortie.
Alors, un jour, coup de tête, ou de dés, elle plaque tout : son boulot, une plateforme téléphonique, et son quotidien tout triste. Elle vide son compte en banque, s’achète une petite voiture rouge, sa titine, et décide de tailler la route, direction la Slovénie.
En route pour la Slovénie via l’Italie !
Car Helena file à toute berzingue vers le pays d’où vient son nom, nom qui s’écrit en vrai Červak et ce nest pas un détail, car le nom est une piste, la seule qu’elle ait en sa possession, pour savoir d’où et de qui elle (pro)vient.
Même la prononciation de son nom lui pose souci, prononciation à la slovène qui n’est pas évidente, quand on ne connait pas sa langue et culture de naissance. Elle veut voir à quoi ressemble le pays de ses parents, morts dans un accident l’année de sa naissance, suivre la trace des homonymes vivant en Slovénie pour peut-être trouver les siens. « Ainsi, je me deviendrai peut-être familière », pense-t-elle.
Il ne s’agit pas d’un tout quitter au sens où on a l’habitude de l’entendre, car en réalité elle ne plaque pas grand’chose : sa vie tient humblement dans une valise… Il ne lui faut qu’emporter avec elle quelques carnets, quelques livres, car la lecture est son fondamental, un pyjama et l’urne funéraire contenant les cendres de Nicole. Elle emporte aussi un humour à toute épreuve et une envie réelle de savoir, sans filtre, sans masques, sans illusions, de toucher le noeud de soi, même si parfois mal lunée.
« Qu’est-ce qui rend heureux, au fond ? Pour combien de temps ? Est-ce que ça dure ? J’ai une extralucidité des humeurs malheureuses ».
Une traversée (ré)initiatique, mais pas que !
Elle part et observe, se redécouvre et se réanalysant avec un regard mutin, curieux donc intelligent, nourri de tout ce, qui peut en corps faire sens. Et revit, en fragments d’épiphanies. Elle avance, outillée de la “lecture comme loisir comme passion comme obsession” celle qui calme le jeu dans nos pensées, elle croise des êtres, repense à d’autres.
Missoun, le chien le plus lent de l’univers, un hérisson qu’elle rencontre, installée pour quelques jours dans un hôtel à la frontière franco-italienne, à l’insupportable crissement, coincé dans les mailles d’un grillage, et qu’elle sauve des mains du fils des tenanciers de l’hôtel. Elle le nomme Ludwig car elle tient « à le particulariser avant sa mort programmée ».
Elle repense à sa conseillère interim Béatrice qui aurait aimé qu’elle se psychiatrise, mais surtout à son ami Wallid (Waloui, Walty, Ouallid, elle l’écrit de mille manières), son compagnon d’infortune rencontré au temps des centres pour « adolescents décomposés ». Et elle nous fait sentir cet attachement profond, cette amitié indéfectible.
« Je le baptisais Wallis, moi, j’étais Futuna, rapport aux îles Wallis-et-Futuna du Pacifique, ça nous permettait de voyager un peu, il nous inventait des excursions polynésiennes, on les avait localisées sur une carte, on avait regardé des photos, on s’y projetait. On aimait bien faire des plans sur la colline. »
« Une existence sans précédent », Claire Fercak
Elle revit par moment certains séjours au Centre de Nos Dépressions, car on ne se réinvente pas sans parfois ressasser. Elle repense à tous ces “théripathes” qui tentent d’aider, elle réaffronte sa vie avec ses mots à elle, et quand on lit on joue avec elle.
Elle repense le “sort qui vous broie, du système des entreprises du capital qui vous brise”, le travail qui bousille, et ce vide immense, l’anxiété qui « crame les neurones raisonnables et fragilise l’hippocampe (pas confondre avec les amphibies) ».
Elle réanalyse à sa sauce les mots en -logique dont on lui a enduit les pensées, pensées qu’elle voudrait clarifier sans logique impartie ni enfermante.
Tout est affaire de perceptions amplifiées, de sonorités, de torsions du réel et du langage.
On a devant nous un vortex de VRAIE logique et une analyse fine de l’analyse, cet outil à ne pas laisser tout définir, quand on aime la liberté d’être qui on est et de tenter de se saisir ainsi. Habiter quelque part, mais surtout s’habiter soi-même en sachant où, d’où, autour de qui, comment, si ce n’est pourquoi.
C’est la force de ce personnage un peu givré, profondément angoissé mais joueur comme un oiseau moqueur qui recompose le monde à travers un nouveau langage, cette créativité étant un merveilleux antidote au désespoir.
Une anti-modèle salutaire, à rebours de certains clichés superlatifs. Parce qu’elle a beau concéder « un ego rachitique », Helena trouve dans son imagination débridée les moyens de s’extraire des petites et grandes failles de la vie.
Passer les frontières su réel pour reprendre un certain fil de soi, un déclic
« Ma liste est trouée. Et si je comblais ces vides ? Saurais-je mieux jouer maintenant, adulte ? »
Une fois en Slovénie, elle ira taper à (presque) toutes les portes des Červak , pour vivre “l’instant fatidique des retrouvailles avec son inconnu originel” et savoir comment ça fait de se sentir à sa place, même en se présentant « dans (son) authenticité nue et incertaine ».
Même si aucune des familles Cervak rencontrées sur le chemin d’Helena ne semble coïncider avec la sienne, elle continue. Jusqu’à.
Un « jusqu’à » hasardeux qui deviendra la clé du livre parce qu’à partir de ce moment-là, Helena parviendra justement à combler les vides de la plus poétique des manières, à donner une dimension nouvelle à son existence.
Une langue envoûtante qui (re)saisit l’écueil de la pensée
Tant de phrases à scander comme un refrain pour avancer émaillent ce texte qu’il est ardu de ne se restreindre qu’à quelques unes pour en parler. Mais.
« Les petites lueurs en nous ont un avenir, lambeau de quelque chose d’encore vivant. D’où vient ma gaieté ? »
« Le monde des certitudes existe-t-il quelque part ? »
« Trouver une trace de quelque chose, je pensais que c’était un moyen pour moi de remonter le cours de l’enfance jusqu’à mes origines. Arrivée devant le bâtiment, j’ai vérifié plusieurs fois l’adresse : je ne pouvais pas croire que c’était ça, la résolution nulle de l’énigme initiale. »
« Une existence sans précédent », Claire Fercak
« L’enfance va à la rencontre de l’empire des morts là où il pointe dans celui des vivants, comme à la rencontre de la vie, étant aussi précieusement liée à l’un qu’à l’autre (et à vrai dire aussi, pas moins réservée envers les deux).”
Walter Benjamin, « Chronique Berlinoise », Enfance
Une existence sans précédent, au sens d’unique en son genre, exactement comme notre héroïne.
Un slalom intérieur et sur la route, entre souvenirs mélancoliques — parfois loufoques, parfois révélateurs du certain fil de soi — et rencontres certes improbables, mais pourtant.
Réinventer un langage comme un refuge choisi et prendre la route pour se perdre, méandrer, (re)penser, (se) trouver, libérer une identité ainsi re-rendue possible.
Un voyage sans frontières intérieures, un anti-héroïne pas perdue, curieuse, observatrice, éclairante, touchante, aidante, aussi, compréhensive et fulgurante par moments clé.
Bref, une lecture en corps riche de pleins et déliés, une joie inattendue, donc réelle, une mosaïque d’épiphanies sauvages, des ancolies sans mêle, des palilalies liantes, un jeu avec les langues en soi.
Une voix qui dépoussière enfin la pensée, la littérature et la vie, une voix et voie universelle à sa façon, pour être, simplement être. Sans précédent.
« Une existence sans précédent » de Claire Fercak, paru le 11 janvier 2024 aux éditions Verticales, 156 pages, 17.00 euros.
La manière dont l’auteur de Une existence sans précédent explore les questionnements sur l’identité, la recherche de soi et les voyages intérieurs résonne en moi. La narratrice, Helena Cervak, m’inspire par sa quête de sens, sa créativité langagière et son courage pour affronter l’inconnu. La richesse de la langue utilisée dans le récit et la profondeur des thèmes abordés m’ont captivé dès les premiers paragraphes.