Dans cette rentrée littéraire, les textes rares, uniques et intenses sont nombreux. Dans cette vaste liste, un livre restera marquant, bouleversant, occupera les têtes longtemps, longtemps, longtemps, jusque bien après la remise des prix littéraires à venir.
Un livre en vers libres, illuminé par la poésie foudroyante et bouleversante de l’auteur.
Un texte éblouissant de densité, trempé, certes, puisque les eaux sont montées, trempé, non comme de l’acier, mais comme un caractère abyssal, déchirant, émouvant de sensibilité.
Le mémorial poétique d’un vieil homme retiré au bord d’un lac, au nord de la Syrie.
Une floppée de mots en prose pour secouer les poussières, splendides d’espoir, d’un monde fracassé, dérivant, dérivé, submergé.
Antoine Wauters, un auteur non- ordinaire
Cet auteur est décidément surprenant, émouvant, voire admirable à sa façon, avouons-le. Il est poète, romancier, créatif, inventif, libre et libérateur. Tout en restant discret.
Enseignant de lettres et de philosophie, il a commencé à publier, aux éditions du Cheyne, des recueils de poésie, et un récit mêlant prose et poésie. Puis, un roman est sorti aux éditions Verdier, en 2014, Nos mères.
Deux autres romans ont ensuite vu le jour pour une même rentrée littéraire, en 2018, toujours aux éditions Verdier : Moi, Marthe et les autres et Pense aux pierres sous tes pas.
Il universalise et anarchise son écrit d’un même mouvement. Il taille sur mesure ses récits, les assortit de joyaux poétiques et rythmiques, envoûtants, à fleur de peau et au fil de l’eau.
Cette année, il réitère l’émerveillement. Celui des lecteurs, des libraires, de tout le monde, avec Mahmoud ou la montée des eaux, oui, toujours les éditions Verdier.
Les éditeurs, les lecteurs, la presse, le public sont unanimes : un chef-d’œuvre !
Engager l’écriture dans le monde tel qu’il se lit et dit
Antoine Wauters semble écrire à voix haute. Il semble recueillir les mots, les phrases, l’histoire, les personnages, il les met en oreille, puis les encre et les ancre, il semble sculpter des mots, quand on le lit.
Ses livres semblent suivre nos corps et leurs pas, leurs chemins, explorer les limites et les interdits, et on bascule, souvent aussi, d’un genre à l’autre, d’un histoire singulière à une histoire universelle, historique ou politique.
Mahmoud ou la montée des eaux est un texte intense et beau, une écriture qui se libère de toutes les contraintes pour décrire la montée du beau et rattache intimement l’histoire d’un individu et celle de son couple, sa vision de l’amour et de l’humain avec la tragédie d’un pays.
Le genre littéraire est transcendé sous la plume de l’auteur, les frontières enfouies, le poème en prose alterne avec le poème en vers libres. Dix-huit courts chapitres aux titres apaisants, prometteurs de beauté et de douceur, d’absolue mélancolie, pourtant, au coeur d’un monde qui a perdu son sens et sa beauté, justement.
Un vieux fou esseulé ou un sage à la vie brisée ?
Un vieillard, malade et rongé de la peau, revisite son existence, déroule ses pensées et sa vie, entre bonheurs humains, si humains, douleurs et chagrins.
Sur les lieux de son enfance, un village syrien aujourd’hui englouti, Mahmoud Elmachi est, à bord d’une barque, perdu dans l’immensité du lac Assad, sur l’Euphrate. Ses souvenirs remontent et il laisse venir ce qui vient. Vieux poète en retrait de tout, coupé du monde, il aurait aimé voir remonter vers lui sa vie.
De ses deux fils, Brahim et Salim, sa fille, Nazifé, leur mère, Sarah, poète également, sa première épouse, Leïla, qui reviendra ? Qui descendra avec lui ramener un bonheur en train de disparaître ? En filigrane, entre les lignes, entre les proses, se discerne une Syrie dévastée par des guerres, par l’histoire, par des pouvoirs gouvernants inhumain et inhumains.
Mahmoud Elmachi est, enfin a été, enseignant et poète syrien, et s’est retrouvé en prison pour avoir déserté son poste car il ne pouvait plus, ne voulait plus participer au travail destructeur du pouvoir. Il a souffert, été enfermé, a été brisé, jour après jour, annihilé. La torture lui a extorqué des hurlements et des phrases pro-régime déshumanisé.
Maintenant, il est libre. Il n’a plus ni famille, ni air, ni vie, mais il lui reste les mots. Il est libre de parler seul, libre de passer pour un fou, mais un fou à haute voix. Et l’eau est montée. Il l’explore. Ses fantômes sont vivants. Il retrouve Aïcha, Brahim, Salim, Nazifé et Sarah, en plongeant dans les souvenirs, tout comme il retrouve et protège la paix, le calme et la sérénité, au fond du lac.
« Les mots comme des filets à papillons
Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters
pour nos causes perdues.
Une barque à mi-chemin entre
les mondes.
J’ai écrit.
Je me suis allongé sur le miroir
des mots.
J’ai plongé. »
Une montée des eaux réelle
Le lac el-Assad est né de la construction d’un barrage qui a englouti le village de Mahmoud, le barrage Tabqa en 1973, et a obligé des milliers de personnes à migrer, fuir, partir, vivre ailleurs.
De cet engloutissement violent et autoritariste, voulu pour le bien et la prospérité du pays, comme souvent dans l’histoire des peuples opprimés, c’est toute la vie de Mahmoud, celle de son passé, qui est réduite en vestiges sous le lac et risque de disparaître, d’être oubliée, noyée, effacée.
Nous suivons ce vieillard solitaire au fil de son monologue intérieur à voix haute, dans sa tanière près du lac, où il poursuit sa vie solitaire, ou dans le lac, où il plonge quotidiennement, juste avec un tuba. Nous suivons sa vie revisitée, ses quelques rencontres, ses souvenirs, son amour pour Leïla, disparue, et pour Sarah, toujours là, ces mots devenus si précieux pour revivre l’histoire de sa vie, impossible à dissocier de l’histoire de son pays, sa voix de poète dont il aimerait savoir que faire.
« Toute ma vie, j’ai écrit parce que je souffrais de voir
se briser ce pays : celui des rêveries de l’enfant.
(…) À ma sortie de prison, ne me restait sur le crâne
qu’une grande calotte glaciaire.
J’avais perdu mon âme.
Ma barbe avait blanchi.
Je n’étais plus rien. »« Etre le père d’enfants partis se battre n’est pas
Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters
seulement étrange.
C’est une chose insensée.
Comme l’est le fait de ne plus voir celles
et ceux que l’on a un jour aimés.
Soit.
Ils sont partis et je suis dans l’impossibilité de les voir.
Je ne peux plus les toucher.
Je ne peux plus les entendre.
Mais je peux dire leurs noms. »
« L’écriture comme une barque entre mémoire et oubli. »
Mahmoud est faible et plonge chaque jour plus profondément.
« Je prends ensuite une grande, profonde respiration,
Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters
Et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que,
Je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le quitte.
Une sensation exquise.
La meilleure. »
Sa vie est une résistance. Il résiste, au réel, à Daech, aux forces implacables et gouvernementales, à la résistance armée en face, à l’ignorance du monde, malgré la coalition internationale, et à la mort de son passé.
En plus de l’eau retenue par le barrage, la pluie est une pluie de bombes qui s’abat autour du lac, une tempête de soldats est sans doute en approche. Mais il résiste, par la mémoire, entre autres. Et l’amour. Il entonne un chant de survie de l’amour de vivre, aussi.
Dans ce livre, pour Mahmoud, le temps et les mots forment une muraille de grâce, un bouclier de dignité, mourir importe peu quand les mots et leur amour nous aident à vivre.
Et Mahmoud porte le prénom d’un autre grand poète, non syrien mais palestinien, Mahmoud Darwich, car l’amour des mots dépasse le temps et les frontières.
Encre, ancre face au chaos
Un somptueux roman où les vers libres sonnent comme une arme redoutable contre la barbarie, comme un superbe cri : sous les eaux comme sur les terres, la barbarie ne passera pas.
La forme et le rythme de ce livre disent la violence du monde, comme une lutte en scansion infinie.
Montrer la violence du monde pour la disséquer, l’obliger à être ce qu’elle est, c’est déjà lui résister.
Mahmoud ou la montée des eaux est une mélopée merveilleuse et éblouissante, poétique et impossible, et pourtant hypnotique.
On lit, on se laisse porter, on frissonne, on ne sait pas encore qu’on savait qu’on savait, on ne sait plus, on frissonne encore et…
On referme le livre, ému, vibrant, en se disant qu’ils avaient décidément tous raison, ceux qui depuis quelques semaines l’ont lu puis ont pensé et déclaré « Quel chef d’oeuvre !«
Une des plus belles critiques de ce livre magnifique! Merci.
Un grand merci pour votre compliment. Et oui, tout à fait d’accord sur la magnificence rare de ce livre. Vraiment, tellement !