« En tant qu’écrivain, je suis un peu comme une maison hantée »

Pierre Cendors
Stalker, Andréï Tarkovski

Un récit de la fin du monde ou la puissance de la fiction

L’énigmaire de Pierre Cendors rappelle au lecteur tout un univers littéraire et cinématographique des fictions de fins du monde. Celles qui inscrivent le récit dans une puissance politique. Comme l’analyse Jean-Paul Engélibert dans son essai Fabuler la fin du monde :

Il faut supposer que les fictions de la fin du monde ont quelque chose à nous apprendre. Elles ne sont pas toutes des prophéties lancées par des marchands d’apocalypse jouant sur la fascination de la terreur. D’ailleurs, elles ne racontent presque jamais des fins absolues : « Le texte apocalyptique décrit la fin du monde, mais ensuite le texte continue, et aussi le monde qu’il représente, et aussi le monde lui-même. […] L’apocalypse est le moyen de faire table rase du monde tel qu’il est et de rendre possible un paradis, ou un enfer, post apocalyptique. » [James Berger] Ces fictions ne sont pas seulement des fantasmes de destruction. Les plus sérieuses – les plus vraies – d’entre elles projettent dans le futur une pensée du présent.

Jean-Paul Engélibert

Pierre Cendors inscrit son roman dans cette puissance de la fiction, celle qui raconte le monde contemporain dans le futur du récit. Pour ce faire, il entremêle savamment trois destins, trois figures romanesques : Laszlo Ascensio – surnommé Little Nemo – le premier homme né hors de la Terre, dans l’immense archipel spatial Unarus, Adna Szor et Sylvia Pan. Il crée tout un système d’échos et de correspondances mystérieuses entre ces différents personnages pour plonger le lecteur dans un roman envoûtant à la construction vertigineuse. Lazslo, Adna ou Sylvia renvoient à différentes strates temporelles, et le lecteur va naviguer entre passé, présent et avenir.

Il convoque avec ces figures des temps passés, présents et des temps à venir un imaginaire qui interroge notre manière de percevoir nos différents futurs. Le personnage de Lazlo Ascencio alias Nemo, à mi-chemin entre le narrateur de La Recherche et le docteur Kris Kelvin de Solaris, incarne cette volonté qu’à l’homme de rechercher dans ses origines le sens de sa vie à venir. Le terme de « chasseur de lumière » semble ici pleinement métaphorique, indiquant aussi bien une recherche de vérité qu’un travail sur la langue. On s’inscrit dans la quête rimbaldienne des « illuminations » avec un credo qui sonne comme un programme poétique et philosophique :  » Être me suffit ».


Ce personnage, à l’image de tous les autres, est donc une clé d’interprétation du monde qui nous entoure. Pierre Cendors rejoint aussi par là la réflexion de Yannick Rumpala:

Le récit principal, celui qui fera l’Histoire, reste bien entendu à écrire, mais les récits déjà disponibles, portés par l’imagination anticipatrice, ne sont pas sans importance. Surtout comme ressources potentielles dans un processus de (re)création de sens et d’apprentissage collectif. Les fictions qui nous ont occupés ne sont pas que des représentations du monde dans des possibles versions futures ; elles s’offrent également comme des éléments d’interprétation, voire de compréhension, de mondes en train de se faire. Des mondes où chacun tend à être invité à imaginer quelle pourrait être sa place et, d’une certaine manière, à en tester le plus ou moins grand confort…

Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde

L’énigmaire est un roman qui déploie des mondes imaginaires puissants où l’on cherche à retrouver l’origine de nos images, celles qui nous fondent, celles qui nous appellent à devenir des personnages. Pour gagner en puissance de rêve. L’image d’un enfant qui comme le personnage de bande dessinée Némo ne sait pas s’il pénètre dans un rêve ou s’il retrouve le monde réel. L’auteur de Némo, Winsor McCay, est comme le rappelle Benoit Peters,  » le premier poète de la bande dessinée », lequel « introduit dans la BD le fantastique, le magique, l’architecture, la poésie. »


Une science-fiction des puissances de l’image

Ce roman frappe dès lors par sa puissance d’évocation, puissance tant sensitive que visuelle. Pierre Cendors place son roman dans le genre de la science-fiction:

Le roman est d’ailleurs dédié à Andréï Tarkovski, auteur de films comme Andréï Roublev, Solaris, Le miroir ou encore Stalker. Le roman de Pierre Cendors semble d’ailleurs inspiré plus particulièrement par ces trois films.

On pense tout d’abord à Stalker et à « la Zone », puisque ce terme même est repris dans le roman et que l’on trouve une citation du film de Tarkovski en ouverture du roman : « Ici, on ne revient pas… ». Les personnages de L’énigmaire traversent un espace dévasté et en ruine, dont les fantômes du passé et de l’Histoire hantent le lieu:

Stalker, Andréï Tarkovski

 » Je dormis mal cette nuit-là. Je restai de longues heures éveillé dans le noir, immobile, l’esprit passif, disponible. Le corps couché par terre, la joue reposant contre le sol, je ressemblais à un homme qui écoute à une porte. Je n’attendais rien. Aucune petite voix intérieure ne montait de l’obscurité mais je n’étais pas seul. »

L’énigmaire, Pierre Cendors

Ce qui frappe aussi, c’est l’aspect étrange et mystérieux de l’intrigue qui se déroule sous nos yeux. Les différents destins et les multiples temporalités sont autant de pièces narratives et poétiques à reconstituer, fonctionnant souvent comme un miroir de nos propres existences, à l’image du Miroir de Tarkovski : une narration éclatée qui construit un sens par l’éclat visuel et sensitif des mots et de la langue.

Le miroir, Andréï Tarkovski

On retrouve dans la prose de Pierre Cendors cette sidération de l’image propre à Tarkovski, donnant l’impression que ses personnages ne décrivent pas seulement un lieu mais le découvrent:

Les personnages de L’énigmaire semblent à l’image du docteur Kris Kelvin de Solaris, à la recherche d’un sens à trouver, au-delà de leurs propres existences. Et le lecteur peut se retrouver dans le propos d’un des personnages du film qui dit : « Les hommes demandent un contact, ils n’ont besoin que d’un miroir ».

Solaris, Andreï Tarkovski

Le poète est un homme qui a l’imagination et la psychologie d’un enfant. Sa perception du monde est immédiate, quelles que soient les idées qu’il peut en avoir. Autrement dit, il ne « décrit » pas le monde, il le découvre.

Andreï Tarkovski

Un puzzle poétique des origines

Si Pierre Cendors utilise les codes de la science-fiction, il inscrit son roman plus profondément dans une quête poétique des origines.

Cette quête démarre par celle de Laszlo Ascencio, lequel est à la recherche d’une mystérieuse stèle. L’archéologie se fait dans le roman le symbole d’une herméneutique du texte.

Le lecteur va donc lire ce mystérieux texte, constitué par la Stèle de L’Enigmariste qui comporte quarante fragments, à mi-chemin entre Rimbaud et Stefan George :

Cette mise en abyme du roman interroge le geste originel de toute écriture, l’acte même de former des lettres, la notion même d’alphabet qui constitue ce que Pierre Bergounioux appelle une « révolution dans la révolution » :

« L’invention de l’alphabet est une révolution dans la révolution. C’est sans doute l’acte le plus éblouissant de toute l’histoire de l’espèce. Lorsqu’on les examine, en particulier les majuscules, on voit bien que le A majuscule c’est une tête de bœuf à l’envers. Le B, c’est une maison du Moyen-Orient à toit plat. Le C, gimel, c’est le cou du chameau. La lettre D, dalet, c’est la porte. Tout le passé est là mais il nous échappe car nous avons cessé de percevoir les signes comme représentant des choses, nous les percevons simplement comme l’expression d’un son. »

Pierre Bergounioux

On n’écrit ainsi jamais que pour retrouver un nom, un lieu, une présence. L’écriture consiste à renouer avec un lieu originel. Un lieu perdu. Et la lecture s’apparente à cette quête sensitive et charnelle d’un chant des origines, d’où la figure d’Akayu Kodokû:

L’énigmaire de Pierre Cendors nous invite à habiter la langue comme on explore un territoire, à parcourir ce roman comme le font Lazslo, Adna ou Sylvia : à la recherche de notre récit originel, perdu, en train de s’écrire ou à réinventer.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

Laisser un commentaire