« Le réel, c’est quand ça cogne ». Par cette phrase, Jacques Lacan n’a-t-il pas proposé une très belle poétique du roman? La réalité politique et sociale fait souvent irruption dans le roman. Elle fait évènement. Ainsi le roman américain a toujours faire preuve d’une incroyable réactivité quant aux évènements les plus immédiats. Le roman possède cette capacité à ingérer par sa forme composite et plurielle le caractère immédiat de l’histoire en train de se faire. Le roman est cette incroyable caisse de résonnance du monde « plein de bruit et du fureur ». C’est ainsi l’élection de Donald Trump et ses conséquences qui ouvrent le dernier roman de Sarah Schulman, Maggie Terry, aux éditions Inculte, traduit par Maxime Berré : « Tout le monde était perdu à cause de ce président cinglé ».

Il va donc falloir recomposer un monde dont la boussole semble brisée. Cette brisure contamine toute la réalité sociale et politique ainsi que l’héroïne éponyme du livre, Maggie Terry. Le roman, par son aspect polymorphe et son travail sur le genre littéraire, va se faire l’écho des voix qu’on entend trop peu et cherche à redonner corps aux mots et aux êtres. Lorsque le réel est brisé et les règles mises à mal, l’artiste se met à interroger les règles mêmes du roman. Il n’est donc pas étonnant que l’autrice s’empare du roman noir, mauvais genre par excellence, pour explorer nos propres failles et celles du monde d’aujourd’hui. Romancière, dramaturge, essayiste et militante LGBT, Sarah Schulman est aussi historienne de l’action des femmes dans le mouvement ACT UP aux Etats-Unis.

La ville ou la cartographie d’un monde en mutation

Le roman de Sarah Schulman s’intéresse tout d’abord à un corps en transformation permanente, celui de la ville de New-York. Son travail de romancière répond ici clairement à son travail d’essayiste. L’autrice de La gentrification des esprits avait déjà interrogé les modifications qui s’étaient opérées au sein de la cité new-yorkaise :

On n’a plus conscience de la manière dont on tisse des liens avec les autres personnes. La raison pour laquelle la ville est l’endroit au monde où l’on a inventé de nouveaux mouvements politiques, où il y a eu la libération gay, celle des femmes, le black power et de nouvelles idées en art, ce sont les différences. Si une ville n’est faite que de différences, alors chaque personne qui y vit sait que son opinion ne sera pas isolée. Cette ouverture permet aux gens d’avoir de nouvelles idées. Quand tu marchandises une ville, tu détruis cette dynamique. La ville devient un endroit de répétition. Je suis allée à l’Existrans l’autre jour : elle aurait pu avoir lieu à New York ! C’était les mêmes looks, le même drapeau. Même au niveau des sous-cultures, c’est de la répétition.

Interview de Sarah Schulman à Vice

Dans Maggie Terry, le personnage éponyme est le témoin d’une ville « gentrifié », en proie au capitalisme et à la difficulté de se réinventer :

Maggie Terry est le témoin d’un monde et d’une ville en train de changer, où la notion de genre et de communauté disparait au fil des années. Le roman décrit un monde qui tend à s’uniformiser, une « société liquide » comme l’avait décrite Zygmunt Bauman.

Le monde est pareil à un théâtre shakespearien où Manhattan ressemble au Danemark d’Hamlet, où il y aurait quelque chose de pourri :


L’enquête policière ou la traversée des apparences

Sarah Schulman se joue avec malice et intelligence des stéréotypes du roman noir puisqu’elle va à rebours des topoï de ce genre de roman : passant de flic à détective privée, le personnage principal est Maggie Terry, lesbienne en pleine séparation avec son ex-compagne Frances et ne voyant plus leur enfant. L’autrice intègre les codes du roman noir pour les intégrer avec finesse à la culture queer. Le roman oscille très habillement entre l’enquête présente, le meurtre d’une jeune comédienne Jamie Wagner, et le passé tumultueux de Maggie, alcoolique et séparée de sa compagne Frances.

Ce qui est d’autant plus difficile, c’est la bavure du fils de son ex-coéquipier de la NYPD, lequel a tiré sur un jeune, croyant qu’il était armé. L’enquête que va faire Maggie pour trouver l’assassin de Jamie Wagner va permettre de convoquer un monde en train de disparaitre, un monde de marginaux, charriant toute une mythologie fantomatique :

Ce roman nous fait traverser tout un monde de faux-semblants, à travers la figure de Jamie Wagner, où le jeu théâtral semble traduire le rapport de domination qui existe entre les personnes. Il n’est donc pas étonnant de voir en filigrane la figure de Jean Genet apparaitre avec la référence aux Bonnes :

L’autrice nous offre un portait de femme nuancée et empathique avec tout ce que charrie la souffrance et l’exclusion des drogués et des alcooliques. L’héroïne va régulièrement dans des réunions d’Alcooliques Anonymes.

Ce qui est donc dépeint, c’est l’Amérique des marges, celle qui souffre de la dépendance et de la crise économique. Maggie Terry est un corps et une âme solitaire à la dérive, pareille aux personnages de Carson McCullers, tels que Frankie Adams :

Tous on est comme des prisonniers. On vient au monde dans un endroit ou dans un autre, et on ne sait pas pourquoi. Mais on est quand même prisonniers. Toi, tu es née Frankie. John Henry, il est né John Henry. Et peut-être qu’on voudrait s’évader et être libre. Mais on a beau faire, toujours on reste prisonnier. Moi je suis moi et toi, tu es toi, et lui il est lui. Chacun de nous est comme prisonnier de lui-même. 

Carson McCullers, Frankie Adams

Sarah Schulman explore nos failles personnelles et intérieures à travers le personnage de Maggie Terry :

L’autrice d’Après Dolorès orchestre avec sensibilité et humanité les désaccords d’un cœur solitaire, qui se ne sait plus comment aimer, associant l’amour à la dépendance :

Ce qui est d’autant plus touchant dans le parcours de Maggie Terry, c’est à quel point sa dépendance aux drogues et à l’alcool est révélateur d’une grande solitude et d’un déchirement intérieur, à l’image là aussi des personnages de Carson McCullers :

« L’amour est, avant tout, une expérience commune a deux êtres. Mais le fait qu’elle leur soit commune ne signifie pas que cette expérience ait la même nature, pour chacun des deux êtres concernés. Il y a celui qui aime et celui qui est aimé, et ce sont deux univers différents. Celui qui est aimé ne sert souvent qu’à réveiller une immense force d’amour qui dormait jusque-là au fond du cœur de celui qui aime. En général, celui qui aime est en conscient. Il sait que son amour restera solitaire, qu’il l’entraînera peu à peu vers une solitude nouvelle, plus étrange encore, et de le savoir, le déchire. »

Carson McCullers, La Ballade du café triste

L’écriture de genre ou la volonté de tracer de nouveaux territoires

L’écriture de Sarah Schulman est d’une grand fluidité, emprunt du rythme du jazz. Le roman est construit comme un journal, puisque l’on suit quatre journées de Maggie Terry, avec l’indication des heures tout au long du roman. Cela confère au texte une scansion et une mélodie particulière. Tout le plaisir de lecture provient de la sensation d’immédiateté que procure le texte, le sentiment que les phrases impriment la cadence de l’enquête de Maggie Terry. On retrouve ainsi l’influence d’un Jack Kerouac avec cette idée de saisir l’instant :

Il y a dans son écriture un caractère qui est éphémère. On a l’impression qu’il a consigné sur la page des choses qui ne faisaient que passer. Mais pour autant il ne corrigeait pas, il ne revenait pas en arrière, gardant le bon le mauvais, l’anecdote et le significatif. Il y a donc à la fois ce désir de saisir le réel, et en même temps dans son texte la crainte de le figer sous une forme qui serait trop définitive. Son texte apparaît toujours comme un « work in progress », un texte en gestation, en développement, en pleine métamorphose.

Bertrand Agostini

La figure de l’écrivain est d’ailleurs présente dans le livre, avec le personnage de Steven Brinkley, ce qui permet à l’autrice de nous livrer ses goûts en matière de littérature :

Ce roman, par sa fluidité d’écriture et sa façon de subvertir les codes du roman noir, met en voix les errements et les fêlures d’une femme en quête d’empathie et de reconnaissance. Sarah Schulman continue à tracer une ligne d’écriture forte et singulière où les territoires du roman cartographient nos fêlures passées et mettent en perspective les combats à venir.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

Laisser un commentaire