Lorsque la littérature s’inspire de la réalité la plus contemporaine, elle nous permet de mieux la comprendre et mieux l’éclairer. Grâce à la construction et à la création de personnages, on traverse avec un roman les zones d’ombre du réel. C’est ce que rappelait Don DeLillo lors d’une interview donnée au monde : » La fiction aide à voir. Et à s’interroger. » La forme même de ses livres, autant des romans-mondes que des romans plus courts et plus brefs, traduit cette complexité du monde. Il n’est donc pas étonnant qu’Emma Cline se joue des frontières entre le réel et l’imaginaire dans son nouveau roman Harvey, traduit par Jean Esch, qui vient de paraitre aux éditions de La Table Ronde dans la collection Quai Voltaire puisque son personnage éponyme Harvey fait la rencontre de l’auteur de Bruit de fond alors qu’il attend son jugement dans une villa de luxe.
Un roman du monstrueux, entre réalité physique et abstraite
Ce qui nous saisit dès les premières pages, c’est l’impression d’être dans la tête d’Harvey Weinsten, le jour qui précède son procès, pour lequel il écopera de vingt-trois ans d’emprisonnement. Par la fiction et la création d’un personnage littéraire nommé Harvey, l’autrice de The Girls inverse le rapport de domination. Elle travaille de manière très précise, telle une chirurgienne, sur le corps de son personnage. C’est ce qu’il est avant tout : un corps qui se déplace dans une villa luxueuse, sorte d’espace mental du monstre.
Ce qui est d’autant plus saisissant, c’est la manière dont Emma Cline navigue entre l’incarné et le désincarné, travaillant la matière romanesque et Harvey comme une sorte d’oxymore permanent : l’écriture est autant solide que liquide, traduisant autant un espace mental proche de l’abstraction qu’un espace physique proche de la figuration. Cela apparait notamment lors de la description de la maison dans laquelle Harvey est logé :
L’espace dans lequel il évolue scénographie sa monstruosité froide et désincarné : tout tend à s’abstraire, à se dématérialiser. L’ensemble n’est plus qu’une suite de formes géométriques : la maison est un cube et le soleil un disque. Emma Cline construit un tableau où cohabitent figuration et abstraction.
Un roman des dramaturgies du corps
C’est tout cet équilibre et cette tension qui font de ce court roman une réussite, nous permettant de mieux voir et de mieux interroger la déchéance et la folie d’un homme. Le roman nous montre les mécanismes de la domination masculine en nous faisant rentrer dans le quotidien d’un prédateur prêt à être jugé. Ce qui saisit tout lecteur, c’est l’écart sidérant qui réside entre la réalité des faits et la perception que le personnage peut en avoir. A travers une écriture tragi-comique, Emma Cline nous fait voir le quotidien d’un homme monstrueux et s’amuse avec intelligence à déconstruire au moyen de scènes grotesques le corps d’un personnage qui cherche à devenir un esprit, notamment par la méditation :
Le roman emprunte au théâtre son unité de temps ( vingt quatre heures avant le procès) , de lieu ( la villa de Vogel dans le Connecticut) et d’action (les pensées et les différentes actions d’Harvey durant la journée) mais aussi son sens de la dramaturgie.
L’autrice de The Girls compose le requiem drolatique, nécessaire et grotesque d’un homme devenu personnage de roman afin de fixer le mâle-être d’une époque, redonnant à la littérature toute sa force et sa violence mythologique.
Un roman bref ou le geste même du romanesque
Emma Cline écrit à l’os . Elle ausculte et décompose le corps physique et mental de son personnage de fiction pour lui conférer toute sa force d’incarnation, d’où la présence du corps et de ses besoins :
Avec un roman aussi bref qu’il est percutant, à l’écriture tranchante et précise comme une lame, Emma Cline continue de saisir les mythologies contemporaines pour donner à voir entre les phrases les silences et les non-dits d’une réalité monstrueuse. Laissant le lecteur pantois et abasourdi par la puissance de feu de la littérature.
Dans le roman Point Omega de Don DeLillo, l’un des personnages posait la question suivante : Que voit-on du monde, finalement ? ». Et le personnage de Finley de répondre : « Je vois des mots, toujours ». La puissance du geste littéraire d‘Emma Cline se trouve ici : voir des mots pour interroger le réel et sa monstruosité.