La littérature est une affaire périlleuse, au sens où l’écriture engage le corps physique et mental de l’écrivain. Michel Leiris le rappelait au sujet de l’écriture de soi dans sa Préface à L’âge d’homme :

Ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique », anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent (et ici intervient l’une des images les plus chères à l’auteur) de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule — en raison de la menace matérielle qu’elle recèle — confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ?

Miche Leiris

Il semble que « l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire » soit présente dans le nouveau recueil poétique de Tom Buron Marquis Minuit aux éditions Le Castor Astral avec la citation liminaire de Manolete, célèbre matador espagnol :

Si ce danger de la mort se trouve avec la personnage de Marquis Minuit dans le premier poème éponyme, cette notion de risque se retrouve dans le geste même de la poésie. Affronter la part sauvage du langage, faire face à la syntaxe du vers et de la prose pour traduire leurs violences originelles. Tom Buron va déployer dans tout ce recueil, composé de deux parties, Marquis Minuit et Satellites, une poétique de l’hallucination langagière et du choc des images pour mieux explorer une contrée obscure, celle de nos quêtes intérieures, marquées par le danger et l’inconnu.

La poésie ou la reconquête mythologique du langage

La poésie de Tom Buron est marquée par une scansion originelle, celle de l’épopée. Il s’agira de traverser ces textes comme un aventurier, remontant à contre-courant le fleuve poétique. Le poème inaugural intitulé Marquis Minuit nous narre de manière halluciné et habité les aventures de Marquis Minuit, à mi-chemin entre le bateau ivre rimbaldien et le personnage de Kurtz d’Au cœur des ténèbres.

Cette lecture sera marquée dès le départ par un rythme, un mouvement, celui du « galop des chevaux » extrait d’un vers de L’Iliade d’Homère que l’on trouve en citation liminaire : « Le galop des chevaux rapides résonne à nos oreilles ». Tom Buron nous emporte avec une coulée volcanique et sauvage dans une aventure de la langue, celle dont Homère se faisait le chantre. Symphonie archaïque et mentale, le recueil Marquis Minuit nous plonge dans un monde des origines, monde des mythologies épiques, celles dont est issue L’Iliade. Un monde marqué par les débordements et la force imprécatrice du langage :

L’ « Iliade » est un texte violent, un débordement d’affects, de colère du côté d’Achille, des dieux, des Grecs. Il est extraordinaire par la puissance d’analyse, la précision poétique, l’usage du langage est stupéfiant et c’est en le traduisant qu’on s’en rend compte. Il est aussi d’une beauté inouïe et d’une force pour ce qu’il dit de tous les débordements possibles qui prennent une forme esthétique par le vers, le récit.                

Pierre Judet de la Combe

Le galop de l’écriture poétique imprime un rythme où le pas de l’épopée confère aux mots une puissance visuelle qui saisit son lecteur. Entre chaque strophe s’écrit un silence, un souffle sourd. Entre chaque vers se met en œuvre une dramaturgie verbale où Tom Buron orchestre l’altercation entre l’auteur de L’Iliade et celui des Variations Goldberg :

A travers l’ensemble des poèmes, le lecteur assiste aux noces des ténèbres et de la lumière, du verbe et du chaos. Les poèmes sont les fragments d’un néant, d’un vide nécessaire au verbe poétique qui s’incarne. Lors d’une interview, Roland Barthes rappelait à quel point il appréciait d’écrire en fragments :

J’aime beaucoup commencer. J’ai un plaisir d’invention à trouver ou à faire l’attaque d’un fragment. J’aime bien commencer. J’aime bien rompre. J’aime bien imaginer la rupture avec le rien qui précède.

Roland Barthes

On retrouve ainsi cette force de l’attaque dans ces poèmes-fragments, arrachés à la nuit de nos existences :


La page comme le lieu d’une épopée géographique

Ce qui frappe aussi à la lecture de ces poèmes, c’est la manière dont Tom Buron déploie toute une géographie mythique et hallucinée. Les lieux et les paysages qui parcourent les poèmes semblent être le reflet de nos guerres intérieures :

Les lieux se transforment ainsi en paysages, nous permettant d’assister au spectacle d’une réalité qui traduit nos naissances et nos morts :

Le poète établit la correspondance entre les lieux et les paysages et nos réalités intérieures, à l’instar des mots de Conrad Aiken :

Ces paysages sont des états d’âme, comme les sensations, comme les appréhensions. La petite ville d’Encadata, abandonnée de tous, sauf de cette silhouette noire encapuchonnée et énigmatique, en plus de ce crépuscule matinal d’un désert au milieu des montagnes… Tout cela, c’était bien davantage une partie de lui-même, qu’un banal lieu géographique… Il l’avait toujours su, comme en ce moment il sentait qu’il avait déjà vu ces kilomètres et ces kilomètres d’armoise et de mesquine, les amas disséminés de figuiers de barbarie longeant la voie de chemin de fer, le cactus-candélabre, les dents de scie des montagnes de fer et cuivre se découpant sur un ciel brûlant et sans nuage.

Conrad Aiken, Un cœur pour les dieux du Mexique

Le véritable lieu de l’action devient dès lors la page elle-même. Les mots se déploient sur l’espace de la page, comme une manière de cartographier nos errements et nos conflits intérieurs :

L’écriture devient cette ligne qui explore sa possibilité d’aller ailleurs, retrouvant ainsi cette idée de territoire chers à Gilles Deleuze et Felix Guattari :

La ligne de fuite est une déterritorialisation. (…) Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est le contraire de l’imaginaire. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau… Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie.

Gilles Deleuze et Felix Guattari

L’écriture ou la quête des limites de la langue

Tom Buron déploie une inventivité et une liberté lexicale qui laisse le lecteur à bout de souffle, ou plutôt à bout de mots. Le poète recherche en permanence à ravir aux mots leurs sens premiers, pour revivre le choc originel de nos mythes perdus. Le poète est ainsi ce « chercheur d’alphabets » en quête du feu de la connaissance :

Tom Buron tend à repousser les limites de la langue, en quête d’une langue musicale, d’où les références aux formes musicales. Donner une forme et un cadre à ce qui dépasse les mots pour repousser les limites, celles du langage avec le silence ou la musique :

Ainsi dès le récit des aventures de Marquis Minuit dans le poème inaugural, le langage devient une façon de conférer à la langue toute sa plasticité épique et limite. Il cherche à créer dans la langue une langue étrangère, à l’instar des propos de Gilles Deleuze et Felix Guattari :

Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. (…) Elle fait subir à une langue dominante un traitement qui la rend étrangère à elle-même et la fait tendre vers ses extrêmes ou ses limites.

Gilles Deleuze et Felix Guattari

Tom Buron fait de la poésie un théâtre d’expérimentation . Ecrire pour faire balbutier ou pour faire bégayer la langue :

Le recueil Marquis Minuit exprime au moyen d’une cadence envoûtante, emprunt du rythme infernal du free jazz, notre propre finitude. Une finitude grandiose et hallucinée :

La poésie est bien affaire de « voyant », de Rimbaud à Jack Kerouac dont Les visons de Cody rappelait la chose suivante :

On ne fait que filer vers la tombe, le visage ne recouvre le crâne qu’un temps.

Etirez donc ce couvercle crânien, et souriez.

Jack Kerouac, Les Visions de Cody

Il nous faut sourire pour mieux affronter le danger que représente tout texte dont il nous faut affronter la corne, celle présente dans le recueil de Tom Buron :

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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