« Ceci n’est pas pour vous »

Tout roman porte en lui un secret, un angle mort où se décident des parts sombres et inconscientes, représentées en littérature par des êtres maléfiques comme le clown chez Stephen King ou des lieux et une famille comme Bellefleur chez Joyce Carol Oates. On trouvait d’ailleurs dans ce roman la phrase suivante : « Surtout n’en parlez à personne, c’est un secret qui ne doit jamais être répété – ainsi commençaient les meilleures histoires. » Et c’est bien le sentiment qui emporte en premier lieu le lecteur qui referme ce roman : ne pas en parler car on veut garder pour soi tout ça : tout ce monde, ces familles déchirées et détruites, ces êtres maléfiques et terrifiants comme Gabriel ou Damien. Puis dans un second temps, on est pris par ce besoin d’en parler autour de soi pour partager cette obscurité qui s’est diffusée en nous.

Un roman comme la peinture de nos visages tordus

Il est temps de mesurer à quel point le roman de Jérémy Fel offre de possibilités romanesques. Ce roman est avant tout un ode à l’enfance et à ses terreurs nocturnes, à la croisée des genres. Imaginez la narratrice des 1001 Nuits qui aurait lu du Stephen King ou du Clive Barker. Notre plaisir de lecture provient bien de cet effroi qui nous saisit, créant dès lors une complicité diablement perverse entre lecteur et auteur.

Lire un tel livre est donc une affaire nocturne. Les contrées dans lesquelles nous nous engageons sont une carte mentale et picturale des nos troubles et de nos interdits. De nombreux personnages du roman de Jérémy Fel semblent sortis d’une toile de Francis Bacon ou de Pierre Soulages tant les corps et les esprits sont noirs et distordus.


Un roman comme la projection de nos films intérieurs

L’auteur des Loups à leur porte offre une œuvre vertigineuse, construit autant comme une succession de nouvelles que comme un roman kaléidoscopique sur la contamination du mal. Dans Nous sommes les chasseurs, la fiction se transforme et se métamorphose en permanence, jouant sur les échos entre certains chapitres et les faux-semblants. A la manière d’un manoir hanté, le roman de Jérémy Fel est traversé par des spectres, et notamment des films comme La nuit du chasseur ou Lost Higway, des comédiennes comme Natalie Wood ou des chansons de Jeff Buckley ou Radiohead. Ils fonctionnent comme des fils d’Ariane permettant autant d’éclairer que d’assombrir les chemins tortueux des ces narrations spectrales. Ce qui frappe d’autant plus le lecteur, c’est cette impression que le livre semble croître de l’intérieur et gagner au fur et à mesure en autonomie.


Un roman multiple d’un enchanteur au noir

Si ce nouveau roman continue à explorer les figures du mal, sa palette s’amplifie en multipliant encore davantage les temporalités et surtout les lieux (on se trouve autant au Chili, en France qu’en Allemagne), lesquels explorent nos frontières et nos limites intérieures.

Le roman se joue et convoque de nombreux genres et registres romanesques : le thriller, le roman gothique, le polar ou encore le fantastique. Chez lui, l’écrivain est ce lecteur insatiable qui nous offre un panorama démultiplié des contrées romanesques.

Dans le sillon d’une romancière comme Marguerite Yourcenar, l’œuvre creuse dans le noir sa texture magique et ténébreuse, à l’image d’un roman comme L’Œuvre au noir : « En un sens, tout était magie : magie la science des herbes et des métaux qui permettait au médecin d’influencer la maladie et le malade; magique la maladie elle-même, qui s’impose au corps comme une possession dont celui-ci parfois ne veut pas guérir; magique le pouvoir des sons aigus ou graves qui agitent l’âme ou au contraire l’apaisent; magique surtout la virulente puissance des mots presque toujours plus forts que les choses […] Magiques enfin l’amour, et la haine, qui impriment dans nos cerveaux l’image d’un être par lequel nous consentons à nous laisser hanter.« 

Nabokov faisait la distinction suivante: “ On peut considérer l’écrivain selon trois points de vue différents : on peut le considérer comme un conteur, comme un pédagogue, et comme un enchanteur.  » Considérons ainsi Jérémy Fel autant comme un conteur que comme un enchanteur. Mais un enchanteur au noir.

Nous sommes les chasseurs de Jérémy Fel aux éditions Rivages

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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