1. Ce qui est marquant dans tes romans, c’est cette oscillation du genre romanesque, au sens d’un balancement et d’un ballottement entre plusieurs genres et plusieurs registres. L’écriture d’un roman apparaît-elle pour toi comme l’exploration et la tentative de saisir les oscillations du possible romanesque ?

Je dirais que le récit ou la narration est une affaire de choix et de bifurcations : la ligne narrative suit un tracé, avance dans une direction qu’il convient de découvrir ou d’infléchir au fur et à mesure de l’écriture, qui se retrouve toujours confrontée à des choix, face à des embranchements. Droite ou gauche ? Et plus on avance, plus l’éventail des choix se réduit, les retours en arrière deviennent impossibles. C’est en partie cette logique narrative, orientée, qu’un roman comme À tous les airs tentait de contourner, ou à laquelle il cherchait à se soustraire, en refusant les choix à sens unique. À la question droite ou gauche, le roman répondait droite et gauche, et essayait d’emprunter le plus grand nombre possible de ces sentiers qui bifurquent, en cherchant à s’étager sur plusieurs niveaux.

C’est un peu la même chose dans Charøgnards, qui lançait plusieurs pistes sans jamais véritablement s’y engager fermement, c’est-à-dire sans en clore d’autres de façon définitive. Je ne sais pas trop ce qu’il en est dans P.R.O.T.O.C.O.L., car la question ne s’est pas posée de manière aussi explicite, peut-être parce que, contrairement aux autres, c’est un roman qui est davantage incarné, qui est porté par ces personnages dont les parcours narratifs sont plus francs, tracés d’une main plus ferme… Les conventions romanesques sont à cet égard moins bousculées. Mais la multiplicité de ces parcours narratifs, leurs croisements, leurs échanges, dessinent une certaine épaisseur dans le texte, provoquent des relais qui sans doute permettent ces oscillations et les empêchent, ces parcours, de se figer sur eux-mêmes – du moins je l’espère…

2. Dans ton dernier roman P.R.O.T.O.C.O.L., le roman se déroule dans une société de la surveillance et du contrôle, d’où la description d’un monde indécis, avec des personnages qui sont souvent marqués par la perplexité et le tâtonnement. Le roman est construit de manière chorale, en suivant l’itinéraire de plus d’une dizaine de personnages. Comment as-tu construit ces différents personnages ?

Comme j’ai déjà pu le dire, au départ ce roman devait être monologique : une seule voix devait traverser le texte de façon autoritaire et violente. Puis la décision a été prise, en cours d’écriture, d’élargir la perspective pour tenter d’incarner la problématique soulevée par le roman dans de multiples points de vue. Contrairement donc aux romans précédents, pour lesquels la forme était première, dans le cas de P.R.O.T.O.C.O.L. la forme était suspendue à tous ces personnages et il a fallu que je la découvre, que je la recherche, que je l’expérimente.

Au fond, écrire, je crois, c’est aussi savoir se lire soi-même et se relire .

Stéphane Vanderhaeghe

J’ai travaillé personnage par personnage, en partant de ceux qui m’apparaissaient centraux, dont le point de vue me semblait crucial pour donner chair à la question que tentait de poser le roman ; puis chaque personnage en appelait d’autres dans son sillage, avait à un moment donné besoin de relais, ou de miroirs pour le réfléchir, lui renvoyer une certaine image, la déformer, la brouiller. Le mouvement de l’écriture était en quelque sorte centrifuge : je suis parti de Mél., de Re:Al, de Cécile et du personnage anonyme avec lequel le roman s’ouvre, puis d’autres personnages se sont progressivement invités. C’est un roman qui s’est ainsi peu à peu ouvert pour se construire sur ses propres marges.

3. Tes différents romans, par cette oscillation du sens, confèrent au lecteur un rôle central. Il joue un rôle puisqu’il va construire et reconstruire les différentes strates de l’histoire et des différents récits. Qui est ton premier lecteur ? En quoi le lecteur joue-t-il un rôle central dans tes romans ?

La fameuse question du lecteur ! Je ne sais pas qui est mon premier lecteur, hormis moi. Je fais lire les premières versions à deux ou trois amis – non pas pour voir si le texte plaît, s’il est lisible ou abouti, mais davantage en guettant leurs éventuels retours et réactions, leurs questions s’ils en ont, ce qui me permet de confronter ce que j’ai tenté de faire à la façon dont le texte a été perçu. Ça permet aussi, dans le meilleur des cas, de débusquer des angles morts, des choses auxquelles on n’a pas pensé, ou qu’on n’a pas suffisamment pensées, de corriger certains effets s’ils paraissent trop appuyés ou pas assez… Mais avec le temps c’est quelque chose dont j’apprends à me défaire. Parce qu’au fond, écrire, je crois, c’est aussi savoir se lire soi-même et se relire : il n’y a que l’auteur qui soit en mesure de dire si le texte est conforme à ses intentions. C’est en tout cas comme ça que j’écris : en me relisant ; ça paraît idiot de présenter les choses ainsi mais c’est cette lecture ou relecture permanente, du jour au lendemain, qui fait avancer le texte. Je fonctionne sans plan et en me levant le matin, je n’ai aucune idée de ce que je dois ou vais écrire.

Je préfère parler de lecteurs, au pluriel, parce que je ne crois pas du tout à l’essentialisation du lecteur.

Stéphane Vanderhaeghe

Chaque session de travail commence donc par la relecture de ce qui a été fait la veille, et c’est cette relecture, les corrections, déploiements, infléchissements qu’elle entraîne, qui nourrissent et appellent l’écriture de la suite. Pour le reste, je préfère parler de lecteurs, au pluriel, parce que je ne crois pas du tout à l’essentialisation du lecteur. Ce lecteur – singulier – est une fiction, il n’existe pas pour moi, et je n’écris sûrement pas en vue d’un idéal de lecteur.

Chaque livre invente ses propres règles, et c’est aux lecteurs d’inventer les leurs pour leur permettre de traverser le texte, de se l’approprier d’une manière qu’ils jugeront opératoire.

À partir de là, chaque lecteur ou lectrice, pris individuellement, s’invente son propre rôle dans le texte, joue le jeu ou ne le joue pas. Chaque livre invente ses propres règles, et c’est aux lecteurs d’inventer les leurs pour leur permettre de traverser le texte, de se l’approprier d’une manière qu’ils jugeront opératoire. Mais je n’accorde aucune place préalable aux lecteurs dans le texte, je ne leur assigne aucun rôle prédéterminé – ce serait écrire en fonction et en prévision de choses qui m’échappent ; ce serait vouloir tenter de répondre à des attentes, ou les déjouer, c’est-à-dire aussi les susciter, autant de choses qui font de l’écriture une « offre » qui chercherait à satisfaire une « demande ». Ce qui n’est pas la façon dont je perçois l’écriture, ni toute autre pratique artistique.

4. Par oscillation, on entend aussi la succession des courants de décharge et de charge qui circulent dans un circuit électrique d’où l’idée d’une tension. Dans un entretien, Julien Gracq indiquait que pour écrire, il avait besoin d’un sujet qui soit comme un champ sous tension. Est-ce que l’écriture et le choix du sujet relèvent pour toi de cette tension électrique ?

Pas sûr. L’écriture est la réponse à une question qu’on perçoit, ou peut-être pas tant sa réponse, d’ailleurs, qu’une tentative de formulation de cette question – qui peut être une question purement formelle ou conceptuelle : comment faire retentir plusieurs voix ensemble, comment les étager, les superposer, quand la forme même de l’objet-livre implique plutôt, voire impose, de les faire se succéder les unes aux autres ? C’est par exemple une des questions qui m’ont été posées par l’écriture de P.R.O.T.O.C.O.L. En d’autres termes, ce questionnement peut très bien se passer de « sujet » à proprement parler. Je ne décide pas, quant à moi, d’écrire sur quelque chose. J’aurais plutôt tendance à percevoir l’écriture comme un geste intransitif, qui se passe d’objet ou de sujet.

L’écriture est la réponse à une question qu’on perçoit, ou peut-être pas tant sa réponse, d’ailleurs, qu’une tentative de formulation de cette question – qui peut être une question purement formelle ou conceptuelle.

Stéphane Vanderhaeghe

Je serais même incapable de dire en quoi consisteraient les sujets de Charøgnards et d’À tous les airs, par exemple, même si dans le cas de P.R.O.T.O.C.O.L. on peut plus facilement lui deviner un sujet, car c’est un roman qui plonge et puise plus ouvertement dans le réel, un roman dont le matériau est plus immédiatement reconnaissable, car il nous entoure. Je dirais plutôt que le roman, à mes yeux, incarne une situation précise – précise mais vague à la fois, dans le sens où elle échappe en partie à une formulation claire, au résumé, au pitch… –, une situation qui va agir comme une matrice et qui va déclencher des effets de langage et c’est cette dynamique, cette mise en mouvement de la langue – sa mise sous tension, peut-être, oui, ou sa mise en jeu, dans toute l’ambiguïté de l’expression – qui me fait me lancer dans l’écriture, dans l’élaboration de tel ou tel projet, pour en examiner et en épuiser le potentiel narratif et littéraire.

P.R.O.T.O.C.O.L. de Stéphane Vanderhaeghe aux éditions Quidam

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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