Lire, c’est naviguer vers des paysages et des lieux inconnus. C’est prendre le large vers des terres et des langues nouvelles. Avec son premier roman intitulé Ultramarins aux éditions Quidam, Mariette Navarro, dramaturge et poétesse, trace un sillon littéraire en direction des mythologies de la mer et du voyage. On découvre dans ce roman la figure d’une commandante qui prend la mer avec un cargo à destination de la Guadeloupe avec à son bord une vingtaine de marins. Alors que ces derniers vont s’accorder une baignade, le cours du récit va s’en trouvé déréglé. Cette dérive aquatique va susciter au sein même de l’équipage et de la narration un trouble. Ce trouble ressenti par le lecteur vient ainsi autant de la dérive des personnages que de celle mêmes du genre du texte : Ultramarins dérive autant vers les terres poétiques par son écriture et son rythme que vers celles du théâtre par sa manière d’orchestrer une dramaturgie des corps et de la parole. Si Ultramarins est un texte marin et liquide, c’est avant tout par la beauté musicale de la langue. Il s’agit donc pour le lecteur d’entendre le flot d’un écriture qui l’immerge dans une expérience sensible et physique.

Crédit : Philippe Malone

1.Ce texte est né d’une traversée de l’Atlantique en cargo effectuée en 2012. Il a donc sédimenté longtemps en vous avant de prendre la forme d’Ultramarins. Les premières phrases du premier chapitre semble d’ailleurs interroger le geste même de l’écrivain : « Dans le geste connu, le geste de travail, dans le geste refait chaque jour, un espace s’est glissé. Un tout petit espace blanc inexistant jusqu’à alors, une seconde suspendue. Et dans la seconde suspendue, la seconde imprécise, toute la suite de la vie s’est engouffrée, a pris ses aises, a déroulé ses conséquences. » Comment s’est déroulé ce voyage littéraire avec ce texte qui s’est engouffré en vous pour ensuite laisser place à l’espace de la page ?

Lors de cette résidence, à l’initiative du Centre national du théâtre, nous étions six auteurs dramatiques, et avions comme cahier des charge, en plus de nos écrits personnels, de tenir un journal de bord, transmis à terre chaque jour. Nous avions choisi de tisser l’aspect documentaire avec des éléments plus imaginaires, fictionnels. C’est ce mélange qui s’est déposé par la suite en moi et a donné la première impulsion d’Ultramarins.

La mer reste dans l’imaginaire cet endroit où l’on peur se perdre, disparaître, ou accéder à d’autres dimensions.

Mariette Navarro

Mais, si l’univers de ce cargo était déjà très présent, j’ai mis du temps à trouver la forme du texte. De ce journal de bord sont d’abord nés des fragments poétiques (dont certains sont encore présents dans le roman, comme éléments d’architecture secrets et archaïques), puis il y a eu une tentative de parole théâtrale, mais je sentais que ce que je voulais écrire « débordait » toute situation de théâtre, que j’étais emportée dans des dimensions plus « atmosphériques ». J’ai donc décidé de développer cette matière marine en assumant un geste plus romanesque, avec ses plongées, ses ralentis.

Je crois avoir trouvé quelque chose de mon endroit d’écriture dans le roman.

Mariette Navarro

Assez naturellement à partir de là, une fiction est arrivée, et des personnages ont émergé du groupe des marins. L’écriture a prix environ six ans, avec des pauses de plusieurs années: Ultramarins a été mon espace d’écriture secret, intime, en marge des projets de théâtre qui se développaient par ailleurs. Dans l’écriture dramatique, la solitude n’est pas si grande: les interlocuteurs, réels ou projetés sont nombreux. Je crois avoir trouvé quelque chose de mon endroit d’écriture dans le roman, dans le secret et le silence découverts avec Ultramarins.

2. Dans Ultramarins, vous vous inscrivez dans la mythologie de la mer et du voyage, mythologie qui interroge le sens même de l’existence. Dans Ultramarine, Malcom Lowry traduisait cette quête maritime : « Le bateau s’élevait lentement, porté par les lentes lames bleues, une tonne d’écume déferla sous le vent, et toute la joie du ciel, cette autre mer, resplendit au-dessus du pont pour les soutiers comme pour les matelots, tandis qu’une petite barque de pêche japonaise luisait, blanche, contre la côte sombre. Ah ! qu’il était merveilleux, malgré tout, d’exister ! ». Est-ce que cette mythologie de la mer et du voyage vous accompagne depuis longtemps ?

En tant que lectrice, j’ai toujours été fascinée par les œuvres qui ouvrent des perspectives vastes. Je suis déçue quand un livre ne me permet pas un voyage, réel ou intérieur. Et, dans l’écriture, la force des éléments, le rapport du corps au contact de ce qui est plus grand, est un moteur puissant par lequel il a été extrêmement agréable de se laisser guider.

Dans le temps de recherche, j’ai lu Moby Dick, fascinée bien sûr par la figure d’Achab, dont la commandante d’Ultramarins pourrait par moments être la figure inversée, ou la lointaine cousine quand sa solitude frôle une certaine folie. Et puis je revenais toujours au souvenir du passage de l’Odyssée dans lequel Ulysse passait au royaume des morts. Malgré les moyens les plus pointus pour se repérer sur le globe, la mer reste dans l’imaginaire cet endroit où l’on peur se perdre, disparaître, ou accéder à d’autres dimensions.

3. Vous avez très souvent participé à des écritures collectives. Dans votre travail dramaturgique, les pronoms et leurs emplois questionnent le rapport à soi et aux autres. Dans Nous Les vagues, vous employiez un « nous » qui tentait de soulever le monde et d’en renverser l’ordre établi. Dans Les chemins contraires, le « ils » devenait un « IL » singulier et majuscule. Dans Ultramarins, il a y toute une réflexion sur l’individu et le groupe, organisée entre la commandante et les marins. Comment s’articulent ces différentes écritures entre elles ?

Cette envie de travailler sur la foule, le chœur, était d’abord une envie théâtrale. Un plaisir de spectatrice pour les mouvements de groupe sur un plateau, plus souvent vus dans la danse qu’au théâtre, d’ailleurs. Ainsi qu’un plaisir musical pour les partitions à plusieurs voix. C’est peut-être également ce qui me permet d’échapper à une dimension plus psychologique du personnage. Le réalisme psychologique n’est pas ce qui m’intéresse. Je préfère dessiner des figures, des archétypes dans lesquels chacune et chacun puisse se projeter. C’est d’ailleurs pour cela que mes personnages sont rarement nommés. J’aime que les personnages de fiction soient « un peu plus grands que nature ».

C’est la même chose pour le « Nous »: une volonté d’élargir, d’échapper aux limites étriquées de l’individu. A partir de Nous les vagues, il y avait une dimension politique dans le choix grammatical du « nous »: réhabiliter un pronom peu utilisé – à l’ère où le « je » est absolument sacralisé, dans la vie comme dans la littérature – le pousser dans ses retranchements, l’examiner dans toutes ses dimensions. Les frictions, tensions qui naissent entre l’individu et le groupe sont un passionnant terrain d’écriture, une matière qui peut se reconfigurer à l’infini.

4.  Ce premier roman interroge le statut même de son genre. Ultramarins tient autant de la poésie par son écriture et son rythme que du théâtre par sa manière d’orchestrer une dramaturgie des corps et de la parole.  Cette dérive du genre répond-elle à celle des personnages ? Est-ce une manière d’installer chez le lecteur un sentiment trouble et indécis ?

Je crois qu’il y a toujours eu chez moi quelque chose qui résistait à l’assignation à un genre littéraire. Immédiatement après ma formation en dramaturgie, j’ai écrit Alors Carcasse, long flot poétique qui s’est retrouvé aussi bien sur scène accompagné de musique ou de danse, que chez un éditeur de poésie, Cheyne… mais dans sa collection « Grands fonds », de textes inclassables. (En imprimerie, les grands fonds sont justement les marges!).

J’aime les textes qui ne tiennent pas en place, j’ai eu par exemple il y a quelques années un coup de cœur pour l’écriture d’Hélène Bessette, précisément pour cette raison. J’aime traquer les « ovnis », les textes dont on ne sait pas où les poser sur les tables des librairies. J’aime les lectures qui font tomber les frontières, plutôt que celles qui en recréent de nouvelles.

5. Vous travaillez aussi sur de nombreux registres, dont celui du fantastique. Le bateau donne l’impression de s’incarner, un nouveau marin est apparu sur le bateau après que les marins se soient baignés. Ce registre fantastique est-il autant littéraire (lien avec des lectures) qu’existentiel (interroger cette inquiétante étrangeté en chacun de nous) ?

Dans le plaisir de l’écriture il y a celui du jeu, l’envie de dérouter, de créer la surprise. En frôlant le fantastique j’ai aimé « jouer à me faire peur », et me poser un défi fort en terme de fiction.

Il y a pour moi une gourmandise dans l’écriture, dans la lecture. Les livres purement informatifs me paraissent manquer d’une dimension essentielle.

Mariette Navarro

Mais c’est en effet toujours une recherche existentielle: dans chaque texte, j’aimerais trouver une métaphore puissante, une figure archétypale qui puisse condenser toutes mes intuitions de l’état du monde à un moment donné. Ce marin supplémentaire est arrivé dans l’écriture comme l’élément insoluble, ce qui nous résiste toujours, même dans notre époque de maîtrise scientifique et technique. Le petit dérèglement qui peut faire trembler tout l’édifice.

6. La présence du corps, et notamment celle de l’équipage des marins, est primordiale dans Ultramarins. Leurs corps semblent autant une évidence qu’une énigme. Lorsque ces derniers vont se baigner, vous orchestrez une sorte de ballet aquatique. Est-ce que le fait d’écrire pour des dramaturges (pour le théâtre?) ou encore pour la chorégraphe Marion Lévy nourrit cette attention au corps et à ses mouvements ?

Il est vrai que le corps est le point commun à tout ce que j’écris. Sans doute parce que, quand j’ai découvert l’écriture théâtrale, adolescente, je l’ai découvert par la pratique, j’ai pu sentir ce que ça faisait au corps d’être traversé par une langue forte, par une absence de ponctuation, par des tirades classiques, par des musicalités contemporaines: une force décuplée, un déploiement. Et puis, il me semble que le corps est le plus petit dénominateur commun entre le lecteur, le spectateur, et moi. Je ne sais pas comment les autres pensent, nous ne nous accorderons peut-être pas sur les idées. Mais par les sensations du corps, j’ai la certitude que nous partageons tous la même expérience d’être au monde.

Je me rends compte que j’aime les figures de nomades, de voyageurs, les personnages qui ne trouvent pas leur place, qui se situent entre les mondes…

Mariette Navarro

Passer par le corps me permet également d’éviter une écriture trop abstraite, trop intellectuelle, qui pourrait être une de mes tendances dans l’écriture. Dans le travail avec Marion Lévy, le texte ne vient pas illustrer la danse, ni l’inverse, mais au contraire, l’un et l’autre se servent mutuellement d’appui. Nous recherchons l’endroit de leur rencontre exacte, qui viendra apporter une nouvelle dimension à la respiration, à l’image.

7. A la lecture d’Ultramarins, on est frappé par la musicalité de l’écriture. Comment s’est opéré le travail sur la langue ? Ya -t-il un moment où vous « oralisez » le texte afin d’entendre la musique de la phrase ?

Je relis toujours les textes à voix haute. C’est peut-être ce qui fait le point commun entre tous les texte que j’écris, qu’ils soient publiés comme théâtre, comme poésie, ou ici comme roman. Un texte qui ne « passerait » pas, oralement, ne me conviendrait pas en terme de fluidité, mais aussi de plasticité: j’aime les écritures denses, les paroles à savourer, à « mâcher ». Il y a pour moi une gourmandise dans l’écriture, dans la lecture. Les livres purement informatifs me paraissent manquer d’une dimension essentielle.

8. Vous avez aussi participé à un projet intitulé « Escales/Odyssée », qui était une commande d’écriture et qui travaillait autour du texte d’Homère. Dans Ultramarins , l’écriture a un fort pouvoir d’évocation et permet ce voyage intérieur. Pensez-vous que les mots puissent être considérés comme une sorte d’Ithaque? A quel point les mots sont-ils une traversée vers un ailleurs que l’on cherche à atteindre ?

J’évoquais plus haut la dimension fondatrice de l’Odyssée et du voyage au royaume des morts. L’écriture (et, je l’espère, la lecture) sont en effet, à chaque fois, un voyage intérieur. Une plongée vers l’inconscient, peut-être, intime, et également une tentative pour atteindre un inconscient collectif, l’imaginaire qui nous traverse à l’instant T de l’Histoire.

La poésie, de la même façon, est un mouvement vers celui qui lit, celui qui écoute.

Mariette Navarro

Dans Escales/Odyssées, nous étions quatre auteurs à écrire chacun une pièce courte à l’attention des collégiens, et en écho à un épisode de l’Odyssée. J’ai choisi pour ma part de travailler sur le retour d’Ulysse, et sur cette figure aussi héroïque que vulnérable (chez Homère, il est frappant de voir que c’est un homme qui pleure! Sans arrêt! A chaque fois qu’il raconte son voyage, à chaque fois qu’il arrive dans un nouvel endroit!). Je me rends compte que j’aime les figures de nomades, de voyageurs, les personnages qui ne trouvent pas leur place, qui se situent entre les mondes…

9. Le rapport d’Ultramarins à l’Odyssée est éclairant dans cette idée de cheminement. Dans son livre Une odyssée ( Un père, un fils , une épopée), Daniel Mendelsohn rapprochait la poésie du mouvement : « J’ai toujours trouvé cette étymologie du mot « proème » fascinante, car, partant de l’introduction d’un chant, elle nous entraîne vers l’idée élémentaire de mouvement : l’idée, tout simplement, de « cheminer ». Pour les Grecs, la poésie était mouvement. » Partagez-vous cette idée de mouvement et de cheminement par la poésie ?

Je suis souvent animée, pour ma part, par l’idée du contact. J’aime la notion théâtrale d’ « adresse », qui est toujours la première que l’on doit se poser au théâtre: d’où part la parole, d’où naît-elle? Et vers qui est-elle tendue? La poésie, de la même façon, est un mouvement vers celui qui lit, celui qui écoute. Un mouvement, qui, à son tour, le mettra peut-être en mouvement…

J’imagine l’écriture comme une série de pas de côté, qui, à défaut d’agir sur le réel, peuvent ouvrir ici ou là de petites portes dans les pensées, donner du courage.

Mariette Navarro

10. Dans Zone à étendre, pièce de théâtre éditée en 2018, on peut lire ces quelques phrases : « Je crois qu’on devrait reprendre le contrôle de notre imaginaire et des récits qu’on écrit pour nous. On devrait inventer une nouvelle histoire à chaque communiqué officiel qu’on nous présente sous un certain angle, on devrait démolir les angles, interdire la paresse de ceux qui gueulent toujours avec les loups. On devrait inventer pour chaque conte un autre conte. Le conte et le dé-conte. Le conte et le contre-conte. » En quoi l’écriture permet-elle de reconquérir les territoires de nos imaginaires ?

C’est une dimension essentielle dans ce que j’essaye de construire, mais aussi dans les littératures avec lesquelles je me sens une certaine fraternité. C’est peut-être pour cela que ce livre s’est dirigé vers la frontière du fantastique: je cherche à ouvrir des espaces que je ne connais pas moi-même à l’avance.

J’ai la conviction également que si la littérature peut apporter sa minuscule goutte d’eau à la bonne marche du monde, c’est en déjouant les imaginaires dominants, les stéréotypes aliénants ou les passions tristes. J’assume de plus en plus de flirter avec la naïveté et avec l’impossible. Tout, plutôt que d’accepter les choses telles qu’elles sont. J’imagine l’écriture comme une série de pas de côté, qui, à défaut d’agir sur le réel, peuvent ouvrir ici ou là de petites portes dans les pensées, donner du courage. C’est peut-être là la responsabilité des artistes: inventer vraiment, plutôt que reproduire. Ce n’est pas si simple. On est rattrapés aussi bien que les autres par tout ce qui agit sur nous. Par exemple, je me méfie depuis quelques temps de l’imaginaire apocalyptique, auquel j’étais plutôt sensible, parce qu’il pourrait aussi avoir un effet pervers: celui de créer de la  peur, de la résignation et donc de l’impuissance.

Ultramarins de Mariette Navarro aux éditions Quidam

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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