Ecrire permet de rendre visible ce que n’on voit pas ou ce qu’on entend pas assez. C’est un acte qui engage un corps et une conscience. C’est un combat permanent contre ce que l’on cherche à faire taire. Passer du silence au verbe. Le roman, au moyen de sa puissance narrative, rend dicible et visible la réalité dans toute sa violence et sa complexité. Il est ce lieu à soi qui donne aux êtres une visibilité plus grande, et tout particulièrement aux femmes. Dans son dernier roman Le parc à chiens, remarquablement traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, paru comme tous les romans précédents aux éditions Stock dans la collection La Cosmopolite , Sofi Oksanen continue de rendre visible ces destins silencieux, et notamment ces femmes victimes d’un système et d’une société où les corps sont considérés comme des marchandises.
Dans ses romans, elle ausculte à travers le destin tragique et puissant de femmes les fonctionnements cyniques et politiques des pays d’ex-URSS, dont l’Ukraine dans Le parc à chiens avec le personnage d’Olenka. Cette dernière a fui ce pays pour la Finlande. Mais le danger la guette, notamment à travers la figure de Daria. Construit comme un thriller, Sofi Oksanen qui est aussi dramaturge, orchestre dans ce roman une symphonique violente, électrique et complexe de voix féminines prises dans les tempêtes de l’histoire. Dans un recueil paru simultanément chez Points, Une jupe trop courte traduit par Sébastien Cagnoli, composé de quatre séquence en vers libres, Sofi Oksanen, prolonge ce travail en y dénonçant les violences conjugales faites aux femmes. Comme elle le rappelle, « l’écriture est une arme et un cri! » Lors d’une interview donnée à France Inter, Mona Chollet définissait ainsi l’écriture : « Je vois l’écriture comme une forme de sorcellerie. Tout processus de création est une forme de magie. Quand on commence le chemin, on ne sait jamais où il va nous mener. » A toi, lecteur et lectrice de Sofi Oksanen, de vivre cette expérience envoûtante.
Je tente de verbaliser des expériences qui sont peu représentées dans les histoires publiques.
Sofi Oksanen
1. Dans Le parc à chiens, votre héroïne Olenka a fui l’Ukraine, où elle recrutait des jeunes femmes pour des dons d’ovocyte, pour rejoindre la Finlande. Ce roman dévoile avec une grande force toute une galerie de portraits de femmes, que ce soit Olenka et toute sa famille, Daria ou les clientes de l’agence, dans toutes leurs puissances, leurs forces et leurs contradictions. L’écriture romanesque permet-elle d’offrir une vision plus riche et plus complexe des personnages féminins, à rebours des clichés et des visions toutes faites ?
Plus les femmes ont de place à leur disposition, mieux ça vaut pour l’égalité des sexes et pour l’image de la femme – que ce soit dans l’espace public, au cinéma, dans les séries télé ou dans les pages des romans. Par exemple, la traite des êtres humains est un thème fondamental dans des séries policières et dans des thrillers ; de même, le sujet principal peut être un meurtrier qui assassine des femmes. Mais on ne peut combattre la traite des êtres humains que si l’on aborde le phénomène avec une complexité suffisante : à ce moment-là, il est essentiel que la voix de ces femmes existe et qu’elle soit audible. Il est important que les gens qui travaillent dans le secteur du sexe, par exemple, soient perçus comme des humains entiers, et non réduits aux vulgaires stéréotypes de la prostitution.
Je visualise souvent mes personnages comme des acteurs – mais alors des acteurs que je ne connais pas.
Sofi Oksanen
2. Vous êtes aussi dramaturge et l’écriture de vos romans comporte une dramaturgie et une scénographie des passions et des désirs humains. Cela se traduit dans l’ensemble de vos romans et notamment dans Le parc à chiens par ces voix de femmes, fonctionnant comme une sorte de chœurs antiques. L’écriture dramaturgique alimente-elle votre écriture romanesque ?
Excellente comparaison ! Le sens de la dramaturgie et de la scénographie facilite l’écriture d’un roman, oui, encore qu’en général je n’élabore pas de véritable schéma structurel avant de me lancer dans la rédaction. Et comme le théâtre s’écrit sous forme de dialogues, la pratique de l’écriture théâtrale est utile pour composer les dialogues du roman. Par ailleurs, je visualise souvent mes personnages comme des acteurs – mais alors des acteurs que je ne connais pas.
3. La place des femmes dans les bouleversements des pays d’ex-URSS a toujours été un thème majeur dans vos romans. On découvre dans ce roman à quel point après l’effondrement de l’Union soviétique, le marché des mannequins s’est ouvert sur l’Est, révélant à quel point le corps des femmes accompagne une nouvelle économie. Dans un roman précédent intitulé Norma, vous décriviez avec force l’inégalité criante entre les hommes et les femmes : « De nos jours, les femmes ont les mêmes droits, les mêmes chances, et pourtant nous ne recueillons pas les fruits de la victoire. Nous offrons juste des matériaux aux industries de la beauté, nous offrons notre travail, de siècle en siècle nous offrons notre visage, nos cheveux, notre utérus, nos seins, et les hommes continuent d’empocher les bénéfices ». Dans Le parc à chiens, vous traitez du sujet des cliniques où les femmes peuvent donner leurs ovocytes, devenant contre leur gré des femmes objets. En quoi le corps des femmes est-il à chaque moment révélateur des inégalités historiques et économiques ?
Le corps des femmes a toujours été une marchandise, ou plus exactement un instrument utilisé pour conclure des accords commerciaux divers et variés. Et c’est la raison pour laquelle la société a toujours fait tant d’efforts pour définir par des règles ce que la femme peut faire ou non avec son corps. Autrefois, pour la continuité de la lignée et pour la transmission du patrimoine, il était important que la génitrice de l’héritier reste bien dans le rang – autrement dit, il fallait surveiller sa sexualité –, et cette tradition aura certainement joué un rôle dans le fait que le corps des femmes soit toujours facilement traité comme une marchandise.
En l’occurrence, le business de la fertilité en Ukraine illustre le fossé économique entre Europe de l’Est et de l’Ouest. L’Ukraine est le pays le plus pauvre d’Europe : personne n’arrive à se débrouiller avec un simple salaire, là-bas, et la sécurité sociale est précaire. Les femmes doivent donc chercher des moyens de subvenir à leurs besoins et de faire vivre leur famille (souvent une famille élargie). C’est cette inégalité économique qui rend possible le business de la fertilité en Ukraine.
L’Union soviétique était tout sauf égalitaire, et les inégalités offrirent aussi un terrain fertile au commerce des femmes et au crime organisé.
Sofi Oksanen
En Union soviétique, les moyens de contraception étaient inexistants et les familles nombreuses bénéficiaient de certains privilèges – par exemple, une promotion dans la file d’attente pour obtenir un logement. Pour les femmes, cela impliquait un surcroît de tâches ménagères et de garde d’enfants, plus de temps passé à faire la queue et à gérer les affaires quotidiennes. Je vois cela aussi comme un moyen d’emprise sur l’emploi du temps des citoyens : il est beaucoup trop compliqué de se livrer à des activités d’opposition ou de dissidence si l’on doit s’occuper en même temps de toute la marmaille, dans une société où la gestion des affaires quotidiennes exige déjà beaucoup d’efforts et d’ingéniosité. Malgré sa propagande officielle, l’Union soviétique était tout sauf égalitaire, et les inégalités offrirent aussi un terrain fertile au commerce des femmes et au crime organisé, suite à l’effondrement de l’URSS. D’autres facteurs entrèrent en jeu, bien sûr, notamment l’instabilité de la société et la corruption.
4. Ce roman est construit comme un thriller. En quoi le genre du thriller, par le fait de comporter une part de secrets et de construire une intrigue par ellipses naviguant entre ombres et lumières, est-il révélateur de cette réalité socio- géographique que vous décrivez dans ce roman ?
Je ne suis pas sûre de savoir répondre à cette question, mais le fait est que la vie est rarement en noir et blanc.
5. A la lecture de ce roman, à l’image de tous vos autres romans d’ailleurs, on sent bien que ce qui vous intéresse, ce sont les existences bâillonnées. En France paraît en même temps que votre roman un recueil intitulé Une jupe trop courte dans lequel vous dénoncez les violences faites au femme. Est-ce que pour vous l’écriture consiste à mettre en voix le silence de toutes ces histoires tues et de toutes ces femmes bâillonnées?
Je n’aime pas trop les expressions « mettre en voix », « donner une voix »… C’est un peu présomptueux : je ne peux pas donner une voix à des gens qui en ont déjà une mais que l’on n’entend simplement pas. Disons plutôt que je tente de verbaliser des expériences qui sont peu représentées dans les histoires publiques et que, par ce biais, je cherche à faire évoluer la narrativité dominante, à rendre ces expériences visibles.
Dans les cas de violence intime et de violence sexuée, la spirale de silence pèse souvent en faveur du coupable, non de la victime.
Sofi Oksanen
6. A le lecture de votre roman Le parc à chiens, mais aussi du recueil Une jupe trop courte, est-ce qu’écrire pour vous, c’est écrire pour mais aussi à la place, à la place de femmes qui n’ont pas la parole ?
Oui, on peut dire cela. La littérature suscite de l’empathie chez le lecteur ; de cette manière, elle contribue à diminuer le racisme, par exemple. Je présume qu’elle invite aussi à ressentir de la compassion et de l’empathie vis-à-vis des victimes de violences, et qu’elle aide à mieux comprendre la situation des personnes qui vivent sous l’emprise de violences intimes. Dans les cas de violence intime et de violence sexuée, la spirale de silence pèse souvent en faveur du coupable, non de la victime. Et tant que la question n’est pas suffisamment traitée dans le débat public, la société soutient cette spirale de silence.
7. Dans vos romans, on trouve souvent deux personnages centraux, comme dans Purge avec Zara et Aliide, fonctionnant comme des sortes de doubles. Dans Le parc à chiens, les deux personnages centraux sont Olenka et Daria, lesquelles semblent se réfléchir comme dans un miroir, renvoyant autant l’ombre que la lumière. Une sorte de double photographique, avec la présence du négatif. En articulant votre roman autour de ces deux figures avec cette double polarité attraction-répulsion, est-ce une façon de saisir toute la complexité d’une réalité ? En quoi sont-elles l’incarnation des pays d’ex-URSS ?
Harold Pinter a dit quelque chose comme : « la plus petite unité pour étudier le pouvoir, c’est le mariage » (je cite de mémoire). Je suis du même avis, et ce pouvoir est précisément mon sujet. Étudier les structures de pouvoir au niveau microscopique est d’autant plus intéressant que deux individus peuvent représenter des entités plus grandes, refléter des conceptions de la vie ou des histoires nationales tout entières.
8. De nombreux écrivains ont résisté au totalitarisme soviétique, dont Alexandre Soljenitsyne est une des figures les plus fortes. Ce dernier ra pellait dans L’Archipel du Goulag à quel point l’âme humaine est complexe : « Ah, si les choses étaient si simples, s’il y avait quelque part des hommes à l’âme noire se livrant perfidement à de noires actions, et s’il s’agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien du mal traverse le cœur de chaque être humain. Et qui est ira détruire un morceau de son propre cœur ? ». Ce livre-somme fut d’ailleurs écrit en partie ans une ferme près d’un hameau en Estonie, invité par des amis qui l’ont accueilli pour qu’il puisse écrire au calme et sans risque de contrôle. Le manuscrit original de L’Archipel du Goulag est demeuré enterré en Estonie pendant les vingt années d’exil de la famille, restitué à son auteur à son retour en 1994. Que représente donc pour vous Alexandre Soljenitsyne ?
L’Archipel du Goulag, c’est l’alma mater de la littérature des camps. Soljenitsyne a parlé du Goulag sans détour, dans son livre, à une époque où l’on ne pouvait pas aborder le sujet à voix haute sans recourir à des euphémismes. La narrativité soviétique était une liturgie très répétitive ; du coup, la langue claire et directe de Soljenitsyne était éblouissante, pour moi qui avais grandi dans un environnement où l’on n’évoquait ces choses-là que par euphémisme, et seulement entres gens de confiance, donc certainement pas en public, et je ne parle même pas d’écrire. C’était un peu comme s’il n’y avait que de la neige à la télé… et tout à coup la neige disparaissait et je voyais une image nette.
Pour les Finlandais, ce livre est aussi tout un symbole : la version finnoise ne fut pas publiée en Finlande, parce que l’Union soviétique ne voulait pas. Qu’à cela ne tienne : le traducteur de Soljenitsyne, Esa Adrian, apporta sa traduction en Suède, et c’est en Suède que fut imprimée la version finnoise. Mais évidemment, se posa ensuite un problème de diffusion : malgré la clientèle finlandaise désireuse d’acheter le livre en Finlande, beaucoup de grands magasins retirèrent ce livre « antisoviétique » de leur sélection et il fut aussi retiré des bibliothèques.
9. Dans une interview, vous disiez vous sentir proche du personnage de Snork Maiden issu des personnages de Moomin crée par l’autrice finlandaise Tove Jansson. L’univers crée par Tove Jansson avec les Moomin est passionnant car elle interroge notre rapport au genre et à la famille. En effet, si l’on regarde la Maman Moomin , cette dernière est d’une grande tolérance. Kersti Chaplet, la traductrice des Moomins en France rappelait à que point Tove Jansson cassait les clichés : « Elle brouille les frontières entre le masculin et le féminin, elle fabrique des barques en écorce, elle invente, c’est une artiste comme la mère de Tove qui était illustratrice. Dans l’univers des Moomins, il y a une espèce de dualité entre ce qui est rassurant et ce qui fait lâcher tous les garde-fous pour se lancer à l’aventure. Je pense que Maman Moomin a créé une brèche dans les mœurs familiales en Scandinavie, elle est très active, elle n’a peur de rien ». Est-ce que votre travail de romancière et de dramaturge s’inscrit dans cette volonté d’invention et de remise en cause des genres ?
Absolument ! Apparemment, quand on demande aux gens, Snorkmaiden est rarement leur personnage préféré, mais elle a toujours été le mien. C’est peut-être parce qu’elle a des attributs très clairement féminins : longs cils, bracelet à la cheville. Ces symboles de féminité, en fait, je les dessinais sur les Lego, quand j’étais petite, parce que la plupart des figurines étaient des garçons/hommes. Alors moi, je les transformais en femmes en leur dessinant des cils. À l’époque, en tout cas, les Lego pompiers, policiers, motards, c’étaient tous des hommes. J’en faisais donc des femmes, parce que je trouvais débile qu’il y ait si peu de figures féminines dans le monde des Lego. Ou s’il y en avait, en gros, c’était pour arroser les fleurs ou pousser le landau. En fin de compte, j’ai presque entièrement transformé mes Lego en un monde féminin… rien qu’en leur dessinant des cils à la Snorkmaiden.
Réponses de Sofi Oksanen traduites du finnois par Sébastien Cagnoli. Qu’il en soit remercié.