Un roman décalant, un protagoniste étonnant, un transport vers l’ailleurs et l’inattendu, une spirale ou un tourbillon, une lecture désopilante, étonnante et parfaite.
On lit, on découvre, on rit, on est surpris, voire déstabilisés, puis on reprend pied, on s’immerge et se laisse aller dans une douce chaleur exotique et inattendue, inespérée, on glisse et re-glisse, on spirale, on se laisse glisser, jusqu’au bout.
Sourire, mots aiguisés, rhum et cumbia à l’appui.
Philippe Marczewski est un auteur belge, entre autres. Blues pour trois tombes et un fantôme a été son premier livre, Un corps tropical est son deuxième, tous les deux publiés aux délicieuses éditions Inculte.
Pour ce corps tropical, il réécrit le roman exotique, d’aventure, de voyage, il redéfinit l’exotisme, il nous fait sourire et vibrer.
L’exotisme artificiel, la mise en corps de l’aventure d’une vie ?
Un homme qui travaille, d’une quarantaine d’années, dans un nord industriel ou industrieux, vivant une vie sans une vague d’imprévu, doit livrer à une associée de son entreprise un mystérieux attaché case.
Et en effectuant cette livraison demandée, il découvre, dans un parc tropical, une piscine à vagues artificielles, un jacuzzi, les tropiques le séduisent, le détendent, l’obsèdent très vite.
Il se découvre un imaginaire exotique, il apprécie l’ambiance humide et chaude, son corps frétille dans un bien-être inconnu, une porte s’ouvre en lui, une envie folle : fuir sa vie morne et banale.
La découverte de cet îlot de bien être dans un parc tropical permet de ressourcer un corps qui ne se connaît pas encore parfaitement et aime pourtant s’ancrer dans la douceur humide, se détendre, penser à ne plus penser, être un corps, simplement et tranquillement, et tout cela va l’alpaguer et l’emporter sans qu’il s’y attende.
Lorsque j’allais passer du temps dans la piscine à vagues du parc tropical, c’était toujours seul, et je n’en disais jamais rien à personne, pas même à la femme chez qui je vivais.
Un corps tropical, Philippe Marczewski
Un candide non aventureux qui se laisse emporter
C’est le début d’une longue glissade qui commence dès cette piscine tropicale proche de l’entreprise destinataire du colis qu’on devait livrer.
Moi qui ne quittais jamais les plaines tempérées, j’aimais prendre la voiture et faire l’heure et demie de route qui menait à la piscine à vagues du parc tropical, construit en bordure d’une petite ville déliquescente, sur les terrains désaffectés des anciens laminoirs. Il fallait remonter la longue rue qui tenait lieu de centre, où s’alignaient parmi les commerces faillis quelques épiceries de nuit, des salons spécialisés dans la pose de faux ongles et des revendeurs de coques protectrices pour téléphones portables, avant d’apercevoir le dôme translucide flanqué de toboggans rouges et jaunes, et tout autour, des parterres bordés de buis taillé en boules irrégulières.
Un corps tropical, Philippe Marczewski
Indicible et infini plaisir, la douceur des tropiques, la langueur, il commence à en rêver. Le héros accepte, par hasard au détour de cette piscine tropicale, de livrer un colis à Madrid.
Ensuite, le hasard, encore lui, met une nouvelle rencontre et une nouvelle demande sur sa route, et il doit à nouveau convoyer pour livrer un attaché case, mais cette fois-ci au Pérou. L’inconnu se réouvre à lui. La peur, aussi.
Un improbable voyage, une plausible épopée
Une glissade folle, drôle et moins drôle, aventure absurde, inattendue, hilarante, parfois, mais bien réelle et vraie, une machination qui envoie ce gentil bonhomme un peu naïf, mais qui croit l’aventure possible au fond de l’Amazonie dans une aventure, mais où sa vie même est peut être en jeu.
Tout bascule, il s’embarque en espérant un dépaysement, des aventures qu’il n’osait peut être même pas penser espérer et dont il perd quasi instantanément le contrôle.
ll est pris dans une spirale absolument inattendue, imprévisible, et nous paraît porté par sa curiosité et son envie de fuir l’ennui dont il n’avait même pas conscience. Il va trouver de l’ailleurs qu’il ne savait pas qu’il désirait.
Il se prend au jeu, ne trouve même pas l’envie d’interroger le chaos, l’incongru de tout ces déplacements imprévus dans un tour du monde peu à peu angoissant.
Trafics, réalité parfois brutale parfois frontale ou viscérale, il regarde, observe, et découvre une partie de l’envers du décor du monde.
Illusions, utopies, mythes, chimères, mirages, eldorados et fausses attirances pour un exotisme peut-être idéalisé et faux…
Mais il y aura les rencontres, la vie, sa lucidité de bonhomme assumée, son regard affuté qui sait désopiler malgré tout et décaper les illusions, le rhum et la cumbia. Encore. Tchakatchakatchakatchak.
Mais qui est ce corps non tropical qui écrit ?
Il a une thèse de neuropsychologie cognitive, obtenue par des études à Lièges, des études par intérêt pour toutes les options qu’offrait la psychologie à ses yeux qui voulaient comprendre, étudier, savoir tout comprendre.
Grâce à cette thèse, d’ailleurs, il a pu devenir chercheur et obtient un poste à l’équivalent du CNRS français, le Fonds national de recherche scientifique.
Au bout de six ans, il a pourtant abandonné ses recherches pour devenir libraire, hasard sans hasard, par besoin sans doute. Il a donc ouvert et tenu la librairie Le Livre aux trésors, pendant 16 ans, à Liège. Il a pu et dû en ouvrir, des esprits, et nourrir le sien, abondamment. Puis, enfin, écrire s’est affirmé comme une réalité nécessaire.
On sent, en lisant ce roman, que l’auteur sait voir, sait lire ce qui se passe dans les têtes. On se forge des imaginaires autour de l’ailleurs, de l’exotisme. Et le réel, parfois, peut-être implacable pour un esprit qui n’y était pas préparé.
Le corps comme unique bagage
La littérature de voyage, le roman d’aventure, d’espionnage, même, tout ça s’entremêle comme un bel hommage à ladite littérature, mais avec des clés romanesques joliment émoussées, une littérarité aux règles décalées, à la construction savamment biaisée.
Et voici un roman d’aventure, de voyage, humaniste à la façon du XIXe siècle mais qui prend pied dans la réalité d’aujourd’hui.
L’auteur semble vouloir détourner les codes du roman d’aventure tel qu’on le voyait, avant, avant la mondialisation, les GPS, les pistages, les satellites.
Depuis l’époque coloniale, le monde est un terrain de jeu, infini, sans limites. Les aventures semblent exaltantes, les explorations rassurantes peuvent s’y dérouler comme elle ne le pouvaient pas, auparavant. Pourtant, celui qui est lucide est conscient du caduque qui l’entoure de partout.
Détourner les codes pour raconter le monde tel qu’il est aujourd’hui, distancier le temps, car il a changé, et le ramener au réel pour une réalité brutale, non enjolivée pour ne pas effrayer, laisser les rebondissement et péripétie continuer néanmoins à nous étonner.
Le corps tropical, ce héros
L’aventure, ici, au final, est le corps, comme le titre l’indique. Le corps, fantasmé, transformé, frotté, émoustillé de curiosité est le fil conducteur et le sujet des péripéties vécues par le personnage.
Et l’on en vient, à force de suivre les déambulations de ce corps, à se demander s’il sera au final allégé, débarrassé de tout. Si le voyageur sera, de fait délesté, de toutes ses possessions.
Si le corps devenait le seul bagage à remporter, emporter, porter, ce serait l’ultime retournement d’une situation aventureuse, explorée par l’auteur. Et une façon de réinterroger les règles du genre et les moderniser tout en leur rendant hommage.
Une machine infernale désopilante étonnante et implacable ?
Un livre absurde, car le monde semble l’être parfois, et que l’absurde bien senti et bien dit sait être désopilant. Un livre juste, juste comme il faut, vraiment bien écrit et drôle, dès le début. Puis, petit à petit, il devient étonnant, déroutant, surprenant, de surprises en découvertes, de glissades en spirales, de trajectoires insolites en objectifs flous.
Le protagoniste semble parler et aller sans savoir où il va ni quand ni comment ni où il va finir par arriver, déambulations voyagistes à la fois oniriques et exotiques, mêlant réalité et illusions, thématiques sombres et bien réelles !
Un corps tropical met un homme ordinaire au coeur d’une épopée aux prises avec la réalité rugueuse, jusqu’à l’Amazonie. Les dés sont jetés sur son corps, et toutes les règles du roman détournées ou modifiées pour jouer.
La littérature peut-elle retourner le réel et faire tomber le masque des illusions qu’elle a depuis des siècles elle-même créées ?
Ce parfait roman bien construit et nuancé, équilibré et maîtrisé, semble s’être posé la question et avoir au fil des pages réussi à y répondre et à le démontrer.
Un splendide premier roman, une lecture qui mène, sans prévenir mais certainement pas sans sourire et sans regard aussi étonné, émerveillé qu’affuté, jusqu’à l’autre bout du monde, ou le meilleur bout de soi.