Anne-Sophie Tschiegg

Un roman, un tableau ou une chanson s’apparentent à une île qui cherche à nous dévoiler de nouveaux paysages, de nouvelles images ou mélodies. L’art considéré comme une île, ouverture vers une beauté à reconquérir, convoque par là même nos souvenirs premiers, ceux où se mêlent mythologie et quête de soi, à la manière du roman d’Elsa Morante, L’île d’Arturo :« Maintenant que tant de temps s’est écoulé, j’essaie de comprendre les sentiments qui, ces jours-là, commençaient à se chevaucher bizarrement dans mon cœur ; mais aujourd’hui encore, je m’aperçois que je suis incapable de distinguer leurs formes qui se mêlaient en désordre au-dedans de moi et n’étaient éclairées par aucune pensée.»

Dans l’album éponyme de La Reine Garçon, composé par Fabien Guidollet et Delphine Passant, on est plongé dans un univers qui mêle enfance et mythologie, nature insulaire et désir amoureux. Chaque chanson propose une traversée des sensations et des émotions où l’on suit le dialogue poétique de deux êtres en métamorphoses permanentes. Le dialogue entre ce couple opère toute une poétique des images avec des chansons qui concilient simplicité musicale et implicite du verbe. La poésie à même le réel rappelle celle de Gérard Manset et de Dominique A. Et toute la force de ces neuf chansons provient de leur force d’évocation. A l’écoute de cet album, l’auditeur est transporté dans un monde qui semble prendre vie tout au long de l’album. Ce qui séduit, c’est d’écouter des chansons en train se faire, comme si ces dernières devenaient des îles où l’on aurait plaisir à rester. Autant de chansons qui traduisent avec poésie et force notre désir d’ailleurs. La Reine Garçon inscrit son geste musical dans la quête du multiple et du différent faisant sonner à nos oreilles ce vers d’Eluard : « Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses ». Rendons grâce à cet album de nous offrir, le temps de neuf chansons, le souvenir de ces transformations.

Photo La Reine Garçon – ©Guendalina Flamini

1. L’album interroge la notion d’identité, la dualité du Même et de l’Autre. L’album s’ouvre sur la phrase : « Tu es la fille que je voulais être » prononcée par le personnage masculin. Un dialogue et une recherche s’engagent entre le féminin et le masculin. De plus la peinture d’Anne-Sophe Tschiegg illustrant votre album, reflète un visage où les frontières entre hommes et femmes s’effacent. Et votre nom de scène à tous les deux, Fabien Guidollet et Delphine Passant, contient l’idée d’être un homme et une femme en même temps. La musique, par l’utilisation de différents instruments et par le dialogue et l’entremêlement des voix (voix masculines et féminines, emploi d’un chœur) vous permet-elle de jouer sur cette ambiguïté et cette porosité ?

Fabien – Androgyne, fluide, trans… l’identité de La Reine Garçon est en mouvement et ne répond pas aux codes binaires de notre société, ce qu’on retrouve clairement dans certains textes du disque (« Tu es la fille que je voulais être », qui est la dernière chanson écrite pour l’album et la première sur le disque, « Accepte-toi », « Sous la neige »), et plus inconsciemment dans la plupart des autres. Le mélange des voix est aussi pour nous un fondement culturel. Nos chansons ne sont tout simplement pas écrites pour une seule voix ! Et le son de nos deux guitares est plutôt féminin je pense, une broderie dont les fils seraient des arpèges aigues.

Photo La Reine Garçon – ©Guendalina Flamini

Delphine – Tous les enregistrements principaux du disque ont été faits à deux – Fabien et moi – en prises directes, en cherchant à se confondre l’un et l’autre, en entremêlant les guitares et les voix. On a utilisé la musique de façon à ce qu’elle reflète notre intimité. Comme si deux personnes en créaient une autre, hybride. C’est cette idée qu’on a voulu également retrouver dans le nom La Reine Garçon et sa liberté d’aller et venir entre les genres.

2. Les chansons empruntent autant à l’univers des contes de fées que de la mythologie, univers dans lesquels on trouve cette idée de quête initiatique et de transformation. Ecrire, est-ce une quête de soi ?  Qu’est-ce que l’écriture de cet album a métamorphosé chez vous ?

Fabien  – Ecrire est une façon d’expulser ses frustrations, de changer son existence, de se donner l’envie d’aller plus loin. Arriver à retirer tous les voiles textuels et musicaux pour arriver à une musique minimaliste et pure.

3. Comment s’est opérée la métamorphose de Vérone (votre ancien duo) à La Reine garçon (votre duo actuel) ?

Fabien – Suite à une crise de plusieurs années, on a fait un petit travail d’analyse qui a débouché sur la nécessité de faire bouger les lignes de genre au sein de notre couple. Donc je dirais que la métamorphose s’est faite sans heurt, comme tu fais peut-être le matin Emilie, fond de teint, crayon, fard, mascara, blush, rouge à lèvres, des vêtements bien choisis, et le soleil brille déjà plus !

Photo La Reine Garçon – ©Guendalina Flamini

Delphine –  On souhaitait que les changements dans notre relation à deux, qui a nourri une partie des morceaux de cet album, soit perçue artistiquement également, d’où le changement de nom.

4. Votre univers musical est riche et singulier. Quels sont vos influences musicales ?

Fabien – Bien sûr, ces influences varient dans le temps… En ce moment : Vashti Bunyan, First Aid Kit, Weyes Blood, Anohni, Aldous Harding… et de la musique indienne les jours de stress.

Delphine – On écoute principalement du folk et de la pop, mais aussi quelques artistes du monde, peu de références françaises à vrai dire sauf quelques nouveautés, entre autres Lonny, Karen Lano, Laura Cahen, Claire Redor

5. Quand ont été écrits et composés les différentes chansons ? Est-ce que le(s) confinement(s) a/ont joué un rôle dans la composition des chansons, au sens où il aurait d’une manière ou d’un autre amplifiée ou réduit des thèmes abordés dans le projet de base ?

Fabien – Certaines des chansons ont été écrites avant le confinement, parfois dans un cadre merveilleux, par exemple « La fille du vent » sur l’île de Pantelleria, à l’extrême sud de L’Italie, ou « L’île », qui est arrivée en Grèce… « Tu es la fille que je voulais être » est par contre une chanson née du confinement, qui a été l’occasion de concentrer le propos dans les textes. Le prochain disque partira sûrement dans cette direction !

Pour l’enregistrement, nous avons travaillé en dehors du studio, à la lumière du jour.

Fabien de La Reine Garçon

6. A l’écoute de votre album, on est ému, touché par la simplicité et la sincérité de cette poésie naturaliste enveloppée de guitares acoustiques et d’harmonies vocales. On se sent caressé par l’apaisement et transporté par la beauté qui s’en dégage : est-ce que les conditions d’enregistrement ont été à l’image de cette ambiance douce, calme et solaire ?

Fabien – C’est merveilleux si on ressent ça à l’écoute, parce que certains titres ont vraiment été écrits l’été en pleine nature, au-dessus de la mer ou face à un volcan, le vent sur le visage. Pour l’enregistrement, nous avons travaillé en dehors du studio, à la lumière du jour, avec un ingénieur du son merveilleux, patient et bienveillant, en plus de son oreille (Jean-Baptiste Brunhes, qui a travaillé pour Emily Loizeau, Bertrand Belin etc…)

Photo La Reine Garçon – ©Guendalina Flamini

Delphine – Notre envie pendant l’enregistrement était de jouer à deux le plus doucement possible. Et quand tu joues très doucement, tu es forcé d’écouter l’autre davantage !

7. La nature est très présente dans l’album, tant par la référence aux éléments naturels (le vent, la mer, la neige) que par la présence de l’île. Il y a aussi l’idée du retour de la marée, du ressac qui se traduit de manière cyclique par le retour du personnage de la première chanson intitulée « Tu es la fille que je voulais être » dans l’avant-dernière chanson « La fille du vent ». On retrouve aussi le thème de la métamorphose, à la manière d’un devenir animal avec la figure du papillon dans la première chanson « Le papillon me frôle de ses ailes ». Est-ce que votre manière de composer et de construire vos chansons est cyclique ?

Fabien – Oui, les chansons viennent par séries. Ensuite, on attend de renaître. Et quand l’inspiration revient, on passe à quelque chose de différent. La mer reste pour moi le symbole de la maternité et de la vie, qui se mélange avec la page blanche de « L’île » : tout le monde a le droit à une seconde chance….

8. Vos chansons baignent dans un climat d’enfance et d’émerveillement, marquées par l’emploi d’images tantôt féériques tantôt mythologiques, d’où une ambiance très cinématographique. On pense à l’écoute de l’album à l’univers de La Nouvelle Vague, de Jacques Demy, du cinéma italien des années 60-70 comme Luigi Comencini ou encore un cinéma plus récent comme Wes Anderson. Est-que l’écriture des textes se construit autour d’images, que vous allez ensuite déplier et autour desquelles vous allez graviter ?

Fabien – Oui, les paroles de La Reine Garçon sont très imagées, c’est une façon d’écrire plutôt anglo-saxonne je pense, les mots sont dictés par la musique avant tout. Si une transe mentale se déploie, avec les bonnes couleurs, c’est que les images sont bonnes ! Je suis très fan du cinéma italien des années 60-70, mais je laisse la parole à Delphine, c’est elle la vraie cinéphile !

Delphine – En effet c’est important pour nous d’associer nos chansons avec des images mentales de voyages, de couleurs, pour s’immerger ou voler. C’est aussi pour cela qu’on a souhaité utiliser une peinture comme pochette. Ça faisait un moment qu’on avait repéré l’univers d’Anne-Sophie Tschiegg, à la fois ses paysages et ses portraits, qui sont très cinématographiques je trouve, et qui renvoient à l’enfance dans un mélange d’innocence et de liberté, qui nous correspond assez. On est très fan des films de Marco Ferreri qui, sous une forme narrative parfois naïve et simple, ont un vrai regard, tendre et violent, sur le monde.

Avec le temps, on arrive en effet à une liberté personnelle et artistique qui est très agréable.

Delphine de La Reine Garçon

9. On sent la volonté de s’affranchir de la normativité : les frontières entre homme / femme disparaissent à travers le titre du groupe et de l’album, les voix et les textes, votre style musical embrasse élan folk américaine, pop anglaise, chanson française, tropicalisme brésilien et folklore méditerranéen, le format de vos chansons est libre d’une à cinq minutes. La musique est-elle pour vous une quête de liberté et de vérité ?

Fabien – Alors oui, c’est un objectif à atteindre la liberté artistique, ça peut prendre toute une vie ! Kazuo Ohno qui danse le Butô à 80 ans !

Photo La Reine Garçon – ©Guendalina Flamini

Delphine – Avec le temps, on arrive en effet à une liberté personnelle et artistique qui est très agréable. Tout est possible, on ne se donne aucune limite.

10. Pour finir, notre blog s’intitule « Cultures sauvages », que vous évoquent ces termes ?

Fabien – J’aime bien l’idée de violence et de diversité qui s’en dégage, défendre la liberté contre l’establishment, qu’il soit culturel, social ou étatique. On peut être punk en faisant de la broderie…

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