De nombreuses écrivains ont tracé des liens entre le monde moderne et celui plus ancien des mythes, l’écriture cherchant à redonner un corps aux figures des temps anciens. Ils ont ainsi proposé la réécriture de mythes, tels qu’Œdipe, Médée ou Ulysse. On pense à Joyce, Cocteau, Pasolini ou encore Michel Tournier.

Se réapproprier les mythes

Anne Carson, écrivaine et poétesse canadienne, s’étant déjà illustrée avec Antigonick aux éditions de L’Arche, propose une traversée habitée et poétique avec Autobiographie du rouge, un « roman en vers » traduit par Vanasay Khamphommala et publié également aux édition de l’Arche. Elle s’intéresse ici au personnage de Geryon, victime d’un des douze travaux d’Hercule, en reprenant sur quelques pages les fragments de Stésichore, poète grec du VIe siècle avant Jésus-Christ, et quelques «Appendix» apportant diverses précisions et imprécisions.

Or, l’essentiel est ailleurs. Anne Carson va s’attacher à mettre en mots la « romance » entre Geryon et Hercule, renvoyant au titre même du livre, « Autobiographie du rouge ». Le rouge renvoie aussi bien à la passion qu’à la violence de tout désir. A l’instar de l’alphabet rimbaldien, la couleur traduit au plus près l’être de ces créatures. Géryon, le monstre rouge est sans voix quand Héraclès lui parle de jaune. Le voilà abandonné, son corps «tout entier s’arc-bouta en un cri – à la forme de cette coutume, l’humaine coutume des amours erronées».

« A chaque personne, il y a un monde »

Autobiographie du rouge

Un dialogue entre l’ancien et le moderne

Anne Carson convoque une autre réalité, faisant dialoguer le moderne avec l’ancien. Le vers d’Anne Carson se meut en décharge électrique pour réveiller toute la sauvagerie du mythe et nous plonger dans un quotidien étrange et fantasmagorique, à l’instar du chapitre intitulé « Chacun » : « Comme le miel est le sommeil du juste. Quand Géryon était petit, il adorait dormir mais plus encore il adorait se réveiller. Il courait dehors en pyjama. Les bourrasques matinales projetaient des éclairs de vie contre le ciel, chacun d’entre eux d’un bleu/ qui aurait pu engendrer son propre monde. » Et, comme il est rappelé plus loin,« A chaque personne, il y a un monde ».

L’autrice cherche ainsi à créer des courts-circuits avec une esthétique de la déflagration et du choc : choc des langages (familier et soutenu), choc des corps (Géryon et Héraclès), choc des civilisations ( l’Antique et le monde contemporain au temps des téléphones et de la consommation).

Une œuvre hybride

Toute la force de ce texte provient de son hybridation générique : tour à tour poème, entretien, dialogue, essai et journal intime. Il renvoie au caractère changeant de toute œuvre littéraire qui semble réfléchir son objet dans nos différents mois historiques et psychiques. Géryon, monstre ailé aux fêlures humaines, incarne cette littérature de la radicalité par son ambition formelle : la forme ne peut qu’être monstrueuse car elle vise à dire au-delà des mots au moyen de décharges verbales.

«La réalité est un son, il faut s’aligner sur sa fréquence et pas juste continuer à hurler.»

Autobiographie du rouge

Elle nous sort de notre état de « somnambula »,à l’instar du chapitre éponyme numéro 13 : « Géryon se réveilla trop vite se sentit la boîte se resserrer sur lui. Matin pression brûlante. Maisonnée pleine d’humains qui se bousculent et leurs langages./Où suis-je ?/ Des voix quelque part. Il descendit l’escalier d’un pas épais/et traversa la maison/jusqu’au porche à l’arrière , immense et plein d’ombres comme une scène ouverte sur/ le jour brillant ».

Anne Carson crée des frictions syntaxiques pour mieux se rapprocher des mots de l’origine, ceux du mythe où dire, c’est être :«La réalité est un son, il faut s’aligner sur sa fréquence et pas juste continuer à hurler.»

Sara Stridsberg, autrice de la pièce Medealand aux éditions de L’Arche, réécriture de Médée, concevait l’écriture comme un lieu d’accueil :« Écrire, c’est aussi s’ouvrir à des voix étrangères. La littérature embrasse le monde entier et peut être un asile pour les indésirables et tous les marginaux du monde. »

Anne Carson accueille ainsi ce monstre qu’est Géryon comme un marginal et le magnifie en en faisant un être de poésie, charriant les auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Virginia Woolf, Gertrude Stein ou Emily Dickinson, indésirables elles aussi.

Retrouvez les autres titres de la collection  » Des écrits pour la parole » aux éditions de L’Arche :

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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