Écrire, c’est une manière tout à la fois d’entrer dans un tunnel et d’en sortir. Une manière de faire vivre au lecteur, dans sa chair et dans son sang, cette expérience des limites.

Avec son premier roman, Le Démon de la Colline aux Loups aux éditions du Tripode, Dimitri Rouchon-Borie explore cette traversée des limites dans un roman de la violence extérieure et intérieure. Le narrateur dont le nom est Duke va nous faire vivre au moyen d’une langue brute et violente sa vie souterraine. Et l’écriture va lui permettre d’affronter cette vie pleine « de bruit et de fureur ».

Je vais écrire des choses sales et je voudrais que vous me pardonniez même si lire c’est moins pire que subir on voudrait tous être épargnés. J’ai tourné dans ma tête mon meilleur dictionnaire mais je sais maintenant que ça ne se raconte pas joliment. Alors je vais le dire comme ça a été et vous comprendrez.

Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la Colline aux Loups

Écrire est une affaire de territoire

Duke, qui est détenu en prison, décide de tenir un journal et de raconter sa vie passée , et notamment son enfance et son adolescence dans un lieu qui s’appelle la Colline aux Loups et dans lequel il a rencontré le Démon. Cette part inconnue et obscure de l’âme humaine.

Au lieu étrange et teinté de contes infernaux et de mythes inquiétants qu’est La Colline aux Loups répond le lieu de la prison, le lieu d’écriture de Duke. Cette expérience carcérale semble permettre à Duke d’échapper à sa condition de détenu par l’écriture, à la manière d’un Jean Genet:

J’ai écrit mes livres pour sortir de prison. Sorti de prison, l’écriture n’avait plus raison d’être.

Jean Genet

A mi-chemin entre Jérome de Jean-Pierre Martinet, Les carnets du sous-sol de Dostoïevski, et Le terrier de Kafka, Le Démon de la Colline aux loups de Dimitri Rouchon-Borie explore avec une noirceur aveuglante la conscience de l’homme comme si celle-ci était un espace souterrain, composée de tunnels sans lumière, dont la couleur principale est le noir.

Il modèle ses phrases comme on modèle le noir, avec toutes ses variétés, comme une façon de faire dialoguer lumière et ténèbres, à la manière d’un peintre comme Pierre Soulages:

Outrenoir : le noir devient émetteur de clarté. Ce sont des différences de textures, lisses, fibreuses, calmes, tendues ou agitées qui captant ou refusant la lumière font naître les noirs gris ou les noirs profonds.

Pierre Soulages

Ce journal saisit le lecteur en proposant des blocs d’images non façonnées sans la représentation trop lisse du langage littéraire. Le narrateur est en-deçà, voir au -delà du langage, dans un monde d’après. Celui où la violence est confondue avec les mots. L’auteur inscrit son texte dans une littérature de l’incarné, proche de l’animalité :

Ma sœur est restée avec moi longtemps et on ne parlait pas on faisait des grognements et on se rassurait museau contre museau et je devenais dingue de cette chaleur de corps dans laquelle je m’oubliais et quand le soir tout le nid s’agglutinait je retrouvais l’unité originelle et indistincte et il n’y avait plus de souffrance car il n’y avait plus de personnes isolées dans leur solitude c’est comme ça que je le dirais.

Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la Colline aux Loups

Une divine comédie en négatif

L’écriture s’aventure dans les souterrains de l’âme, inscrivant le texte dans une mythologie familiale proche des contes, des mythes antiques ou des textes fondateurs comme La Divine Comédie de Dante. Duke fait ainsi la rencontre d’un prêtre qui lui propose de lui prêter un livre sur Le Purgatoire, référence au texte dantesque :

Le prêtre avait dit si vous avez l’impression qu’il y a quelque chose à sauver c’est qu’il y a quelque chose à sauver et qu’il reste du bon en vous que vous voudriez retrouver. Alors si vous demandez l’aide de Dieu, peut-être qu’il vous aidera. Mais c’est entre vous et lui. Ce que vous écrivez après tout ça peut vous aider, mais pensez qu’à votre mort vous rencontrerez Dieu si vous le rencontrez sans artifice. Et sans livre ou ordinateur ou machine. Et il voulait savoir si je voulais revivre ces choses terribles pour me punir et je crois que oui sans doute. Il m’a dit si vous êtes d’accord je viendrai demain et je vous apporterai un livre sur le Purgatoire j’ai demandé ce que c’était il a dit c’est ce que vous vivez et je me suis dit que j’avais bien fait de me perfectionner à lire en prison.

Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la Colline aux Loups

Le lecteur découvre avec ce roman une divine comédie païenne en négatif, comme si l’enfer n’était que la seule issue. On est frappé à la lecture du roman par son oralité, rejoignant par là l’aspect musical du texte de Dante, comme le soulignait à ce sujet Danièle Robert, laquelle a proposé une nouvelle traduction de Dante:

 Il était dit beaucoup plus que lu à l’époque : il était avant tout récité, dit, et se transmettait de bouche à oreille, par l’oreille, par le rythme.

Danièle Robert

Ecrire pour mais surtout écrire à la place de.

L’écriture de ce roman accède ainsi au territoire des mots, ceux qui permettent de nommer le monde, et de chercher l’origine même du mot et du nom:

Ça paraîtra bizarre à vous tous mais au commencement on n’avait pas de noms. À quoi ça aurait servi on n’avait pas besoin de s’appeler alors on ne s’appelait pas. On savait se trouver comme dans une évidence.

Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la Colline aux Loups

L’écriture produit en Duke une transformation, un appel à devenir autre :

Je suis resté debout je crois j’ai noté qu’il y avait dans moi une chose nouvelle qui se produisait et qui n’avait rien d’agréable mais à l’époque je ne le disais pas comme ça.

Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la Colline aux Loups

Gilles Deleuze rappelait que tout écrivain écrivait pour des lecteurs, au sens où il écrit à la place des animaux, des fous ou des idiots afin de s’inscrire dans une métamorphose constante:

Je m’accrochais au pied d’une chaise et je beuglais quel animal j’étais redevenu.

Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la Colline aux Loups

Dimitri Rouchon-Borie cherche, au moyen de son narrateur, à tracer des lignes d’écriture, des lignes explosives et violentes. Le narrateur écrit autant qu’il est écrit. Le lecteur affronte une langue brute, à la syntaxe désarticulée, où les phrases ressemblent à des coulées de lave ou des jets de biles :

Dans la nature je pensais que tant que la chaleur était là le Démon ne pouvait rien faire j’étais dans l’origine des choses et rien de plus rien de moins que toutes les autres créatures et les fleurs et les herbes.[…] Au bout d’un moment la conscience des choses disparaît elle est absorbée on ne sait pas ce que l’on est mais on est et c’est pas plus compliqué que ça.[…]Là où il y avait une couleur il y en a cent et là où il y avait un son il y en a mille.

Dimitri Rouchon-Borie, Le Démon de la Colline aux Loups

Dimitri Rouchon-Borie amène l’écriture, par la construction du roman et les confessions du narrateur, à cette animalité brute qui interroge notre part humaine et animale. Ecrire, comme l’écrivait Gilles Deleuze, est une façon forte et sauvage de se transformer pour accéder à un autre territoire:

Écrire, c’est devenir, mais ce n’est pas du tout devenir écrivain. C’est devenir autre chose. Écrire, c’est devenir ; devenir, c’est déterritorialiser ; déterritorialiser, c’est tracer une ligne abstraite, c’est tracer des lignes de fuite

Gilles Deleuze.

Traçons des lignes de fuite avec l’auteur pour devenir lecteur dans l’espace de ce roman. Pour en revenir changé.

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

La publication a un commentaire

Laisser un commentaire