Pendant 17 jours, je vous livre mes sensations, mes impressions, mes sentiments de lecture au sujet du roman O de Miki Liukkonen, qui paraît au Castor Astral.

Treizième jour

-Je suis le ragtime et le tango; le sansérif, géométrie pure. Je suis le fouet en cheveux de vierge et les entraves astucieusement fignolées d’une passion décadente. Je suis toutes les gares solitaires de chemin de fer, dans toutes les capitales d’Europe. Je suis la rue, les bâtiments publics sans fantaisie:le café dansant, le mannequin automate, le saxophone de jazz; la coiffure de la dame touriste, les seins de caoutchouc pédé, la pendulette de voyage qui toujours donne la mauvaise heure et carillonne sur des tons différents. Je suis le palmier mort; les vernis du danseur nègre; la fontaine tarie après la saison touriste. Je suis tous les attributs de la nuit.

Thomas Pynchon, V

Le titre du roman, O, inscrit ce dernier dans l’idée que c’est la lettre même, par sa polysémie, sa force d’évocation et son caractère réversible qui interroge le geste même de la lecture.

Deux romans postmodernes me viennent à l’esprit lorsque sont convoqués l’importance de la lettre et la remise en cause d’une lecture trop classique : V de Thomas Pynchon et Only revolutions de Mark Z.Danielewski.

V de Thomas Pynchon rejoint O de Mikki Liukkonen par cette multiplication des intrigues, des tonalités, des narrateurs, des époques et des interprétations.

Le point de du départ du roman est le suivant : Herbert Stencil décide, en 1956, d’élucider le mystère de la mort de son père, agent secret assassiné à Florence vingt ans plus tôt. Pour ce faire, il devra percer l’identité de V, lettre alphabétique qu’il trouve à chaque page des papiers posthumes de son père :

« Avril 1899. Florence. Personne n’aurait soupçonné qu’il pût y avoir autant de choses derrière V., et dans V. Qui est V. ? Ou plutôt qu’est-ce que V. ? Dieu veuille que rien ne m’oblige jamais à apporter une réponse à cette question, que ce soit ici, ou dans quelque rapport officiel que ce soit. »

Thomas Pynchon, V.

Cette lettre symbolise à la fois la victoire, le sexe féminin, une fusée, le nom d’une personne ou bien rien de tout ça. Cette lettre convoque à elle seule toute une fantasmagorie de références qui suscite chez le lecteur le besoin de continuer à lire, sans jamais avoir de réponse. La lecture est donc ce désir jamais assouvi d’un sens ouvert et perpétuellement réversible.

François Monti le rappelait très justement dans un article consacré à V. de Thomas Pynchon:

À la fois complètement ouverte et totalement fermée, cette lettre symbolise mieux que toute autre les problèmes et les joies rencontrés à la lecture d’une œuvre protéiforme, instantanément reconnaissable mais toujours insaisissable.[…]Bien sûr, Pynchon est un postmoderne qui insiste sur le multiple et sur l’absence d’une certaine Vérité et le lecteur sent bien, dès les débuts de l’enquête sur la mystérieuse V. qu’il n’y aura sans doute pas de conclusion nette à la fin. Bien sûr, Pynchon nous fait douter en permanence de la véracité de son récit, insistant parfois lourde- ment sur le peu de confiance à accorder au « détective » Stencil, en proie à bien trop de fantasmes. Bien sûr Pynchon joue avec la création de mythes et écrit des espèces de boucles infinies de sens.

François Monti

L’autre roman qui s’inscrit dans ce caractère protéiforme et ouvert, c’est le deuxième roman de Mark Z. Danielewski : Only revolution, Ô révolutions en français et traduit par Claro.

C’est un roman qui interroge notre rapport à la lecture, au vu de la manière dont le livre va se lire : les deux couvertures se répondent, l’une étant constituée d’un iris vert contenant le titre et le nom de l’auteur dans la pupille et l’autre d’un iris jaune contenant les mêmes éléments. Sur chacune des deux pages précédant le début du texte des deux narrateurs est inscrite une lettre monumentale, « S » ou « H », initiales de leur prénom, chacun des deux textes commençant ensuite par l’initiale du prénom de l’autre narrateur. Le lecteur est prié ensuite de lire huit pages dans un sens, puis huit dans l’autre, afin de mieux saisir le sens de cette entreprise giratoire, composée de deux textes en vis-à-vis.

La lettre, par sa littéralité même, nous demande de nous investir. Chaque lettre possède son propre corps. Chaque lettre est avant tout un signe physique qui déploie sa littéralité sur le papier. Elle signe sa présence au monde par sa singularité physique. Et par son mystère.

Alexandre Palhière dans son article  » Peut-on lire Only Revolutions de Mark Z. Danielewski? », rapproche la poétique romanesque avec les constituants de l’informatique:

[… ] le texte repose sur ce que l’on pourrait appeler une forme de poétique informatique, l’outil informatique permettant une reformulation des contraintes poétiques et l’apparition d’une nouvelle forme de mémoire qui est problématisée en regard de la mémoire humaine. La construction tentaculaire du roman engendre une forme d’aspiration qui englobe aussi le lecteur lui-même dans le processus créatif et l’invite à compléter les blancs, faisant du livre un espace non-fini, voire infini, à plusieurs niveaux. Sur ce point, sans doute Mark Danielewski perpétue-t-il l’ambition de certains écrivains désireux d’écrire un livre qui dirait l’essence du monde (et l’on pense bien sûr ici au projet du « Livre » de Stéphane Mallarmé), projet que la multiplication des canaux d’information et l’apparition de la mémoire numérique ont pu rendre moins utopique pour certains, mais que Mark Danielewski affirme ici comme irréalisable. Le mouvement de l’écriture et de l’interprétation doit continuer à l’intérieur de cette machine organique, ce ruban de Möbius qu’est Only Revolutions, roman peut-être aussi conçu pour un homme hybride, un lecteur qui n’existe pas encore.

Alexandre Palhière, « Peut-on lire Only Revolutions de Mark Z. Danielewski? »

Cette rencontre entre le roman et l’outil moderne qu’est l’informatique se retrouve dans le roman O de Miki Liukkonen avec le monologue du personnage de Jérome W :

A suivre.

Et on terminera avec une référence musicale présente dans le roman.

Le Pr Karjalanein projette à l’écran une photo de l’espace et envoie la fameuse intro de Star Wars, il trouve ça très spirituel.

O, Mikki Liukkonen

Antoine

S’il fallait résumer ma vie, je dirais que je suis un mélange entre Laure Adler, Droopy et Edouard Baer.

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