A la lecture de Notre part de nuit, le lecteur est fasciné par la manière dont l’espace et les lieux sont composés. Il s’agit d’un roman initiatique où les personnages de Juan ( la figure du medium), Rosario, Florence, Gaspar et ses amis rencontrent de nombreuses épreuves qui vont les révéler à eux-mêmes, affrontant les forces d’Eros et de Thanatos. Si le roman emprunte de nombreux codes aux romans gothiques et fantastiques, il intègre également les structures de la tragédie. Les différents lieux qui composent Notre part de nuit font penser aux lieux tragiques raciniens dont parle Roland Barthes dans Sur Racine :
Les grands lieux tragiques chez Racine sont violents (sécheresse, soleil violent…), ce sont « des terres arides, resserrées entre la mer et le désert, l’ombre et le soleil portés à l’état absolu ». Cependant, il y a trois lieux tragiques principaux : la chambre, l’antichambre et l’extérieur. La chambre est « à la fois logement du pouvoir et son essence ». Elle n’est pas représentée sur scène, car les personnages osent à peine y entrer tant le lieu est à la fois respecté et redouté. L’antichambre est le deuxième lieu, « milieu de transmission », il est entre deux univers : celui de l’action, du monde, et celui de la chambre, lieu de silence. « L’antichambre est l’espace du langage ». La porte fait elle le lien entre la chambre et l’antichambre, c’est l’objet tragique par excellence : « On y veille, on y tremble ; la franchir est une tentation et une transgression. » Le troisième lieu de l’action est l’extérieur.
Roland Barthes, Sur Racine
Dans la quatrième partie intitulée Cercles ce craies (1960-1976), il est étonnant de voir que la narration se structure notamment autour d’un lieu que Juan et Rosario, les parents de Gaspar, nomment « l’Autre Lieu ». De nombreuses scènes du roman, aussi bien dans cette quatrième partie que dans les autres parties, se construisent autour de la chambre, de l’antichambre et de l’extérieur.
La chambre, « logement du pouvoir et son essence », est incarnée en partie par les lieux de pouvoir des familles structurées autour de La Force et de l’Obscurité. Elle est ainsi plus souvent évoquée que précisément décrite. L’antichambre, est donc représentée par cet « Autre Lieu » auquel Juan , le père de Gaspar, arrive à accéder. Toute la difficulté provient ensuite du rapport à l’extérieur. Car tenter d’en sortir devient très vite mortel. Dès lors, toute personne qui tente sortir de « l’Autre Lieu » s’inscrit dans une spirale tragique, à l’instar de l’analyse de Barthes à propos du héros racinien :
Le héros tragique n’est donc jamais directement en contact avec le réel. Il est « l’enfermé, celui qui ne peut sortir sans mourir ».
Roland Barthes, Sur Racine
De nombreux personnages feront donc l’expérience de cet enfermement, enfermement qui convoque le topos de la femme prisonnière de la chambre que l’on trouvait dans Jane Eyre, et qui relie le roman à l’héritage gothique.
Cet « Autre Lieu » est donc perçu comme un piège tragique :
Cet « Autre Lieu » convoque de nombreuses références et affole nos imaginaires. Il renvoie autant à l’univers de Lewis Carrol qu’à celui de la psychanalyse lacanienne où L’Autre est le lieu de la parole : « Le sujet reçoit de l’Autre son propre message sous une forme inversée ».
Cet Autre Lieu est avant tout le lieu du rêve et d’un monde autre :
Cet « Autre Lieu » dans lequel se rendent Juan et ses amis est un lieu de danger où il s’agit de comprendre et de relayer une autre parole. C’est un lieu où il faut affronter un autre, inconnu et mystérieux :
Cet « Autre Lieu » peut ainsi faire penser à la Black Lodge dans la série et le film Twin Peaks de David Lynch, d’autant que l’un des personnages de cette partie se nomme Laura, en référence à Laura Palmer. Cet « Autre Lieu » dans lequel se rend Juan semble être l’antichambre de nos désirs et de nos fantasmes de vie et de mort. S’il apparait comme sans danger au départ, il se révèle vite être le lieu d’évènements tragiques irréversibles.
Pacôme Thiellement, dans une interview donnée à Rockyrama, rappelait à quel point la Black Lodge dans Twin Peaks était un point charnière :
Soudain nous sommes dans une temporalité explosée. Dans une pièce qui est dans un premier temps “réconfortante”, avec cet endroit Lynch trompe son personnage principal en lui laissant croire qu’il est ici chez lui. Il y a cette fameuse phrase “le chewing-gum que vous aimez va revenir à la mode”, ça, ça veut dire que Cooper va enfin pouvoir finir son cycle. Il doit affronter “son dragon” pour espérer devenir celui qu’il espère être.
Pacôme Thiellement
Par ses allers-et-retours successifs, Juan va se voir pleinement transformé, et dont sa femme sera la première spectatrice impuissante. Ce qui est d’autant plus étonnant, c’est à quel point cette incursion dans l' »Autre Lieu » créé un basculement dans la construction même du roman puisque cette quatrième partie intitulée « Cercles de craie » épouse le point de vue de la femme de Juan.
Mais, ce qui spécifie la Black Lodge c’est que quand Dale Cooper entre dedans il y a plusieurs éléments qui vont changer dans le cinéma de Lynch et qui du coup vont changer à jamais tous ces autres films après. Le plus évident c’est le temps disjoint et désarticulé. On aura ça dans Lost Highway, dans Mulholland Drive, et dans Inland Empire exactement comme ça se passe dans la Black Lodge. Soudain celle-ci devient le reste du monde. Il faut bien se rendre compte qu’à ce moment-là il détruit son cinéma avec des personnages qui meurent et qui reviennent, qui se dédoublent, qui disent que d’autres sont eux-mêmes. À partir de ce moment, un personnage de David Lynch pourra être lui, ou son double c’est très important. La réalisation même de Lynch change dans la Black Lodge, notamment le cadrage. Enfin, fait très important : la disparition de la nourriture. Tout le long de la série on a aimé boire du bon café et manger de bonnes tartes, c’était central. Mais à la fin, dans la black lodge le café est mauvais, on se moque de Cooper, on le détruit par ce qu’il aime. Bref, à partir de la Black Lodge toutes ces questions vont devenir prédominantes dans le cinéma de David Lynch. On entre de plain-pied dans la malédiction au sens strict du terme, dans la fiction ET dans la réalité filmique de l’auteur.
Pacôme Thiellement
Cet « Autre Lieu » présent dans la quatrième partie de Notre part de nuit est la première partie à opérer un retour dans le passé, comme si ce Lieu trouait la chronologie narrative du roman. Il change complètement les parents de Gaspar.
Au milieu de ce roman labyrinthique et mental, en son cœur, se trouve donc ce Lieu originel et tragique, dont Gaspar et la narration du roman sont les héritiers. Ce Lieu, pareil à une Black Lodge lynchienne, est celui de nos images mentales romanesques.
