Être, vivre, écrire, lire, dire, faire, errer, trouver… tant de verbes essentiels, vitaux parfois, quand ils se mélangent et se laissent vivre, aller, dire et porter.
Et en ce début d’automne, en continuité avec l’intense rentrée littéraire portée vers l’humanisme, le collectif, l’être partageur, les éditions Verticales nous offrent une pause étonnante, une respiration, un souffle revigoré, une très dense traversée, un premier roman, un espace d’air, un vide sanitaire.
Une itinérance entre les « passages à vide »
De la vie, réelle, à la littérature, réelle aussi, il y a l’auteur de ce livre, qui nous emmène avec lui. Passeur de vie, passeur de mots, passeur de sentiments, passeur d’universalité.
Nous voguons, accompagnés en lecture, d’une ville à l’autre, d’une vie à l’autre, du dehors, auquel il faut s’ajuster, au plus profond de soi, qu’il faut savoir faire exister.
De l’Auvergne aux Beaux-Arts de Paris, du Père-Lachaise à L’Autre-Rive en passant par Le générateur et les milieux gays parisiens, nos voguons, accompagnés, sans arrêt et sans errer pour autant.
« Vide sanitaire » de François Durif est un premier livre, un livre qui ne ressemble à aucun autre, inclassable dans le plus beau sens de ce terme, un livre rare car plusieurs limites y sont regardées, certaines seront franchies, une performance promeneuse qui mélange savamment les êtres et les dires, la vie et la mort, le savoir et le sentir.
Avec nous, comme un guide-accompagnateur d’âme performant, l’auteur chemine, se promène, nous promène, contourne les savoirs prétendument évidents et destinés, pour explorer des territoires plus inconnus, plus isolés, plus loin des idées préconçues.
Au fil des pages et de sa vie, il nous réapprend, si on n’en avait pas encore l’intuition, qu’être c’est être soi, mais c’est aussi être autre, être au monde, être soi, parmi eux, parmi nous.
Faire le vide ou l’amadouer pour mieux vivre ?
Un passage à vide, ce n’est qu’un passage d’un état à l’autre pour prendre le temps d’y penser, en nuance, en détail et en profondeur.
Vide sanitaire est un cheminement, une visite fraternelle de chemins de vie, une succession d’instantanés, une itin-errance entre des passages à vides, une promenade dans les aléas, une marche guidée et pleine de sens, en mots, en pages et en compagnie d’un auteur. Il sait regarder, interroger, il sait qu’il ne sait pas tout, qui nous guide en bavardage profondément humain et fraternel, dans ce cheminement vers le ou les savoirs. Il nous guide aussi au coeur d’une autre histoire : celle de la vie des endeuillés.
Les mots peuvent-ils nous dire les choses, si on veut les lire dans leur proximité de sens : deuil/seuil, palier à franchir avec soi, soins palliatifs, être entre la vie et la mort, jusqu’à ce que mort s’ensuive ?
C’est ce que cette lecture réalise : une révélation, une sidération, une déambulante surprise, de conscience, aussi, pleine de lumière à suivre et salvatrice.
Une immersion dans la vie, une visite de l’instantané
Si l’on devait résumer ce livre ? On ne le résumerait ni narrativement ni en détail. Ce serait passer à côté d’une essence à la fois rare et universelle.
François Durif raconte comment un plasticien hors cases, sans famille de genre dans laquelle être rangé, libertaire créateur et créatif, passe du milieu de l’art à celui des pompes funèbres, de l’enfance en Auvergne à la créativité parisienne, avec un détour par les backrooms occasionnels.
Il entame une promenade lettrée, solide et sensible et nous propose de flâner en sa compagnie. Au Père Lachaise, dès les premières pages, et dans sa tête, ensuite.
Nous lisons-flânons en bonne compagnie, avec Foucault, Derrida, Lacan, Fedida, Ponge, Filliou, Deleuze, entre autres. Et l’auteur-guide-performeur nous montre et nous explique, si bien accompagné, formé et inspiré, ce qu’écrire est.
C’est tout simple, écrire. Ou bien c’est une manière de se re-territorialiser, de se conformer à un code d’énoncés dominants, à un territoire d’états de choses établies : non seulement les écoles et les auteurs, mais tous les professeurs d’une écriture même non littéraire. Ou bien au contraire, c’est devenir, devenir autre chose qu’écrivain, puisque, en même temps, ce qu’on devient devient autre chose qu’écriture. Tout devenir ne passe pas par l’écriture, mais tout ce qui devient est objet d’écriture, de peinture ou de musique. Tout ce qui devient est une pure ligne, qui cesse de représenter quoi que ce soit. »
Gilles Deleuze/Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996
Un rond point comme une voie de changement, de routes, de directions
Quand on ne se sent pas à sa place, on se cherche, on en cherche une, et parfois on la trouve, là où les places s’offrent, sans forcément de cohérence.
Le lieu où l’on naît, le lieu où l’on est, parfois on en part, sans l’avoir choisi pour des raisons précises : on ne fuit pas toujours un lieu, quand on en part, mais on avance.
« Mon récit risque d’être morcelé, je vous préviens — dans ma tête, un rond-point ».
« Vide sanitaire », François Durif
François Durif est né à Clermont-Ferrand. Il y a grandi. Puis il a fait les Beaux-Arts de Paris, comme ça, porté par le vent des arts, justement. Suite à ce diplôme, il se cherchait encore et s’est retrouvé assistant d’un artiste. Il a travaillé pendant cinq ans avec Thomas Hirschorn, un artiste contemporain, suisse installé à Aubervilliers, artiste inspiré et inspirant.
Pendant cinq ans, François Durif a donc assisté cet artiste empreint de préoccupations sociales, précaires, situationnistes, politiques, cherchant à « faire exister l’art au-delà des espaces qui lui sont consacrés ». Et nous cheminons, nous, lecteurs, avec eux, entre Duchamp, Malevitch, Mondrian, Dali, Warhol, Léger.
L’immersion a été aussi rapide que radicale. Il m’a fallu me défaire des mauvais plis que j’avais pris à l’École des beaux-arts, car j’étais consciencieux comme tout… et un peu lent. Or, ici, il s’agissait de faire vite et mal. Énergie oui, qualité non, tel était le mantra de Thomas. J’ai fini par y adhérer, reconnaissant la marge de manœuvre que cela me rendait. Ça m’a dégourdi.
Vide sanitaire, François Durif
Une vie dense en méandres
Devenant l’assistant d’un artiste contemporain et émergent, François Durif a exploré et découvert le monde auquel ses études étaient censées le former, l’amener, le porter. Puis, son chemin a méandré à nouveau. Un besoin de changement, de varier les explorations.
Si j’étais resté dans l’atelier de Thomas Hirschhorn, c’est sûr, je serais tombé malade, parce que c’était à tomber malade, je ne m’en serais pas sorti – humainement, je veux dire. En tant que jeune artiste – plus immergé qu’émergent en l’occurrence –, je n’avais pas d’autre choix que de foutre le camp.
Vide sanitaire, François Durif
Le cheminement se poursuit, donc. Un entretien, qu’il sait narrer avec le sourire, l’amène à répondre à une question.
Il y répond, il nous le dit, à cœur ouvert. Nous lisons, à notre tour à cœur ouvert, son esprit et nous continuons à cheminer avec lui.
Vous voulez travailler avant ou après la mort ? m’a demandé sans sourciller la dame du bilan de compétences, et moi, comme un con, j’ai répondu : Après. C’est comme ça que je me suis retrouvé à œuvrer pendant trois ans dans les pompes funèbres. Bizarrement, ce métier m’a remis dans le mouvement de la vie. Lent dégel. Comme si j’étais venu me réchauffer auprès des familles endeuillées.
Vide sanitaire, François Durif
Nous entrons donc dans le livre par la grande porte, celle de la vie de l’auteur, touchés par une narration sincère et intense, les portes de sa carrière et celles de sa vie s’ouvrent ensuite devant nous, celles du Père Lachaise, aussi.
La mort : frontière ou palier ?
Car l’auteur nous raconte, dans ce livre, le métier qui a changé sa vie et son regard, ce qui lui a ouvert les yeux, sur lui-même et sur la vie. Ce métier que certains nomment croque-mort et qu’il a exercé pendant quelques années.
Lorsqu’on fait l’expérience de la mort d’un proche, du deuil comme seuil à franchir et duquel s’affranchir, on sent et comprend les sentiments qui s’entremêlent face à l’épreuve.
Le décès d’un être qui nous est cher et auquel on est lié, a, dans un premier temps, une dimension incompréhensible, inexprimable, impossible et pourtant, l’accepter est un palier.
Il y a, universellement et anthropologiquement, autour de la mort une dimension culturelle et religieuse très forte, incontournable, tant cet indicible inconscient nous habite et nous hante. Et les rites funéraires ont aussi des frontières, des pays et des identités à respecter.
Outre la douleur personnelle et solitaire, il faut souvent affronter aussi toute une série de démarches administratives insupportables. Sans support pour nous aider, on est perdu. On doit se taire, aussi. Car on ne parle pas de la mort.
C’est cet inconnu collectif dans lequel François Durif nous invite, nous plonge et nous guide.
Vide sanitaire est donc, en parallèle du récit du chemin qui l’a mené à l’écriture, le récit de cette expérience d’employé des pompes funèbres. Et l’on réalise, en le lisant, que la littérature et la mort ont depuis toujours une foule de choses à se dire.
Cette proximité entre les vivants et les morts, nous l’avons perdue, nous en payons sans doute le prix, car ce que nous refoulons d’un côté vient nous hanter de l’autre.
Vide sanitaire, François Durif
Des pas hasardeux mais un rond-point de vie
On se perd, les directions sont diverses, on prend celles qu’on sent justes, on sait qu’on pourra peut être se tromper, peu importe, on se laisse aller, et au fil des directions hasardeuses, pourrait-on croire, mais le hasard, on sait qu’on n’y croit pas, on croit au cheminement cérébral et personne, ce cheminement de l’âme qui mène vers un point qui n’est pas nommé.
On lit, on vibre, on pleure, oui, avouons le, lire ce livre sans larme serait mentir, on compatit, beaucoup, on comprend et on rit avec François Durif. Et la lecture et vibrante, mais solide. Etonnante alliance. On se dit que la littérature et la mort ont, décidément, bien des choses à se dire. Et, fait rare, on n’a pas envie de finir ce livre, la page finale sera la fin de quoi ?
Écrire, un seuil enfin franchi, affranchi ?
Il faut bien avouer que ce livre est magique de vérité salutaire et unique. Les références y sont denses, et lettrées. Les phrases y sont intensément nuancées et ajustées.
François Durif nous invite à cheminer en sa compagnie, avec l’art, avec la psychologie, avec l’anthropologie, avec la philosophie, avec la poésie, entre les tombes, entre les livres, avec sa vie, avec la mort, celle des autres et la nôtre, entre les seuils, les paliers, les étapes, entre tout ce qui fait que la vie est une suite de nuances infinies et que la lecture est une expérience éclairante.
Lire est, dans ce livre, converser avec l’auteur, l’artiste, l’écrivain, le suivre, découvrir sa vie, ses lectures, ses professions, ses visages, ses certitudes, ses doutes, ses chutes. C’est marcher avec un croque-mort et découvrir que ce métier passe d’abord par le dire, et résorbe la souffrance par le faire. C’est découvrir un guide facétieux et apaisant, à l’esprit nourri et nourrissant, c’est essayer d’aller ensemble vers une sérénité salutaire.
Accompagner, être accompagné, aimer la vie, aimer la mort, aimer lire c’est savoir que quand on lit un tel livre, rien ne peut remplacer la lecture. Et qu’après avoir lu un livre on peut se retrouver modifié.
On sort, alors, de cette lecture ravivé, mouvementé, ému et mu, conscient. Intensément conscient d’être, enfin. Être quoi ? Vivant, déjà, pour le moment. Au milieu d’autres êtres. Ou ont été.
On fait une place à la vie, dans ce livre, à la mort, bien sûr, puisqu’elle est indissociable de la vie. On trouve une place à tout. L’auteur et sa plume nous montrent ce qu’ils savent montrer.
Vide sanitaire, François Durif, aux éditions Verticales
Rencontrer l’artiste ?
François Durif est un artiste, un émergent, un écrivain, un lecteur, un performeur, un touche à tout entre tout passe partout, il semble polychrone, polychrome, polyvisages, polypoli…
Le partage, l’hétérotopie, l’hétérochronie, le palimpseste sont enfin palpables, il les fait se rencontrer, dans une collision disparate, inattendue, inespérée, intemporelle, émergente, elle aussi, car tous les mots sont adultes et conviennent à qui sait les mélanger.
On peut le voir, le rencontrer, avant ou après l’avoir lu : en promenade/ flânerie poétique / exploration littéraire / visite sensible et « fraternelle », au Père Lachaise (le dimanche 31 octobre), en lecture-performance à la Maison de la poésie (le mardi 7 décembre 2021 à 20h), il y aura d’autres rencontres à suivre, bien sûr, et on peut aussi entendre sa voix sur France culture, on peut voir l’artiste créer et préparer ses performances, et on peut également consulter son blog.
« Si la pensée est un trajet, alors elle appelle l’errance. D’où la forme d’une promenade donnée à ce récit qui rend compte autant du temps perdu que du vide nécessaire à l’élaboration d’une œuvre, aussi précaire soit-elle. Ne rien faire est aussi important que faire, nous ne sommes pas là pour remplir le vide. »
https://legenerateur.com/spectacle/vide-sanitaire/