Une lecture passionnante, entre psychogéographie et thérapie géologique


Le hasard peut mettre ce livre sur notre chemin. Et on peut se dire, comme Paul Auster dans Cité de verre, que « Rien n’est réel sauf le hasard ».

Le thème de ce livre pourrait être la Terre, la vie, le sol, le territoire. La géologie, la géomatique, la géodésie, la psychogéographie, les racines, les cartes, l’envie, l’environnement…

On y découvre des alternances d’histoires, de personnages, de récits, de pensées, de rapports et de paysages, fictionnels ou arpentés. Un bel emboîtement, au final.

On y entrevoit la vie quotidienne d’hommes moyens, néanmoins, mais moyen et normal sont-ils compatibles ?

Ce livre captivant fait alterner roman et récit autofictionnel, le tout ainsi formé étant un ensemble étonnant, novateur à couches et sous-couches complémentaires et inattendues.

Une histoire où la Terre tremble, déraille, s’effondre, où la boue coule, où des trous avalent ce qui traîne à la surface, où des tornades rappellent le Magicien d’Oz, aux quatre coins des États-Unis.

Des personnages troublants, mouvants et complémentaires

Les personnages qui correspondent et se correspondent, ou non, sont deux, duels et ambivalents.

Rook et Mat sont deux faces d’une même médaille, tous les deux obsédés à leur façon par le sentiment de catastrophe.

L’un refuse de voir les choses et l’autre veut en voir toujours davantage. L’un est figé au milieu de la carte et l’autre est en mouvement permanent.

A la suite d’un drame personnel, Rook Rope cède son poste d’analyste à la FEMA (Federal Emergency Management Agency) à un certain Mat Check.

C’est à ce remplaçant que revient désormais la tâche de se rendre sur des lieux et de décider si le gouvernement doit décréter ou non l’état de catastrophe naturelle.

Mais le successeur ne se sent plus apte à se rendre sur les lieux d’une catastrophe et à regarder en face la réalité… Il se met à créer des comptes rendus à partir d’informations réelles à partir desquelles il brode.

Sans le rencontrer jamais, Rope continue de superviser le travail de son successeur. Un superviseur chargé de lire, relire et vérifier les comptes rendus. 

Rope lit, voit les comptes-rendus que Check envoie à son administration et, peu à peu, il est envahi par un curieux sentiment : les photographies des catastrophes sont troublantes et donnent envie d’être vérifiées, les témoignages sont étrangement similaires à ceux que la presse publie…

Le trouble laisse la place au doute : ce successeur se rend-il réellement sur les lieux des catastrophes à vérifier ?

Mais, Rope ne fait pas part de ses doutes à la FEMA. ll laisse passer les doutes, les éventuels mensonges ou masques.

Il y a l’échange de courriels entre ces deux personnages, opposés mais qui se connaissent.  Une trentaine d’e-mails, programmés ou non, on ne sait pas. Le récit se construit sous nos yeux, peu à peu.

Rook conduit jusqu’à chez Mat, dicte parfois ses messages en conduisant. Rook lit mat. Mat n’affronte pas le réel et brode. Un personnage sait des choses sur l’autre, mais ne veut pas les révéler. Une tension naît de tout cela et accompagne l’histoire et le lecteur au fil des pages jusqu’à la fin.

Un auteur au coeur de son récit

Autour de la trame intense et détaillée de ce roman quête-suspens vient s’immiscer doucement une autre intrigue, celle-ci autofictionnelle.

L’auteur, le narrateur en tout cas, qui vit dans ce pays depuis dix ans, souffre d’agueusie fictionnelle : il a perdu le « gout des histoires » à la suite d’une faille personnelle imprévue et espère que « quelque chose se passe ».

Il n’arrivait plus à terminer ce récit peut-être trop classique, trop attendu, trop déjà écrit.

Il part sur les traces d’une fiction qu’il n’a jamais terminée et décide donc de se rendre pour la première fois sur les lieux des vraies catastrophes qui ont inspiré sa première tentative de roman.

Il s’interroge, s’immerge, parcourt les lieux que son personnage n’a pas parcourus, mène une enquête que son personnage n’a jamais menée, il (re)découvre, en tous sens.

Au moment donc où j’étais en passe d’achever ce roman, je me trouvais incapable de le terminer. Cela n’avait plus de sens à mes yeux. Pourquoi écrire un livre de plus en cette période qui sentait la fin du monde ? Il y en avais déjà tant.

Zones à risques, Olivier Bodart

Une tension naît de tout ça. Comme dans la réalité. Comme dans une fiction. Et tout vient s’entremêler.

« Rien ne m’avait préparé à me rendre sur ce lieu où il ne s’était produit que des situations imaginaires agencées au sein d’un roman que je n’avais même pas achevé »

Zones à risques, Olivier Bodart

Une exploration multiple et parsemée aux quatre coins d’un pays

Le lieu, le sol imprègne et transmet des vibrations qui ensuite font leur chemin, en mots, en envies, en images, en besoins. L’auteur est celui qui lie les lieux entre eux, les personnages aux lieux, les lieux à la fiction et à l’intrigue qu’il nous fait découvrir peu à peu.

Soudain, tout mon corps fut parcouru par une vibration, une secousse saccadée, similaire à une décharge électrique. Non seulement le bracelet vibrait, mais ma carcasse entière relayait la pulsation depuis mes poignets jusqu’à mes chevilles. (…) La terre venait de trembler dans le Montana.

Zones à risques, Olivier Bodart

Quatre lieux : Meta Lake, Ben Lomond, Seffner, Washington, quatre lieux ayant véritablement été le décor de catastrophes naturelles et exceptionnelles.

Au centre, une ville, Lebanon, Kansas, celle où réside le personnage, l’homme moyen, qui ne veut pas se déplacer jusqu’aux lieux qu’il doit observer.

Chaque lieu est comme une petite boîte, une Shadow box au cœur du récit, quand l’art vient en interstice, entre les lignes et pour les lignes.

Ces Shadow boxes sont réellement fabriquées par l’auteur au fil de l’écriture de ce roman : il a le besoin de documenter sa fiction comme son personnage a le besoin de créer des boîtes à photographier pour faire croire qu’il s’est rendu sur le terrain des catastrophes à examiner.

Quand il se rend sur les lieux décrits, il y ramasse des éléments, terre, air, feu, eau, qu’il récolte dans des bocaux.

Il réalise les boîtes créées et photographiées par Mat dans le roman, et lie ainsi le réel, la fiction, la nature et la matière.

Les bocaux ainsi créés sont la couverture fascinante de ce roman lui même fascinant.

Un roman construit par et pour les lieux

Géologues, architectes, géomaticiens, géographes, géologues, les professionnels qui s’intéressent aux lieux et s’interrogent à leur propos sont nombreux.

La littérature elle-même interroge sur le rapport entre les lieux, la philosophie, la psychologie, l’individuel, le collectif, l’environnemental et la sociologie, sur la façon dont les gens sont construits voire sculptés par les lieux qu’ils habitent.

Le lieu est un héros de ce roman, ici le territoire étasunien.

Les réactions de la terre sont à comprendre, décrypter, le lieu laisse de la place ou la possibilité de varier la fiction.

Enfin, et en fin de lecture, la question reste en suspens : qu’est-ce qu’habiter quelque part, et comment les lieux sont-ils le coeur de cette question ?

Les matières en tous genres alimentent cette fiction en véracité et ce livre nous offre une géothérapie stylistique, une découverte à vibrations multiples et éclairantes, résultat de dix années d’écriture, 52 tableaux et 104 photos, tout cela formant un tout imprévu et multiple, c’est passionnant, étonnant, intéressant, cultivant en tous sens, édulcorant et galvanisant.

Des allers-retours entêtants et passionnants

“Zones à risques nous offre une méditation sur la nécessité et sur les vertiges de la fiction pour dire notre monde hanté par le cataclysme. Au fil des allers-retours incessants entre réalité et romanesque, sans crier gare, le conte s’immisce dans le réel, la littérature dévore la chronique personnelle, le récit de soi se diffuse dans l’imaginaire, et c’est un unique et magnifique roman aux allures borgésiennes qui surgit.”

Editions Inculte

On glisse de la fiction à la réalité en passant par le conte, le magicien d’Oz est souvent là.

On vogue de la littérature, Raymond Carver, Richard Ford, Emmanuel Bove, Vargas Llosa ou l’Oulipo, entre autres, à la science.

On oscille entre la subjectivité à l’objectivité, sans pouvoir, et tant mieux, toujours faire la part des choses.

On tâtonne, on s’ancre dans la matière en la transcendant, on découvre et entrouve des portes inespérées et inattendues.

On découvre une démarche intellectuelle et on continue sur le chemin où elle nous a lancés, émerveillés, étonnés, ravis et instruits au fil des pages.

On suit en lecteur passionné une quête un peu absurde, mélancolique, réflexive, imprégnée d’ambiances, d’ambivalences.

On vit une aventure et on s’interroge sur les choses que nous décidons de croire et celles que nous refusons d’entendre. Se faisant, on avance, surpris.

En un mot comme en cent : lisons ce très bon roman et parlons-en entre nous et autour de nous, ensuite !

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