Découvrez l’écrivain et traducteur Sébastien Cagnoli à travers une série de textes dans lesquels il nous fait plonger dans son univers.
Voici le deuxième volet.
Plusieurs fois, on m’a posé des questions étranges sur le fait que je traduise des voix féminines comme celles de Sofi Oksanen et de ses personnages, et tant d’autres… Des critiques ont fait part d’une certaine surprise en constatant que ces romans « féminins » étaient traduits par « un homme ». C’est une considération qui m’a vraiment laissé perplexe, tant la vision du monde qu’elle révèle est aux antipodes de la mienne et de ma façon de travailler. Quand j’écris (donc quand je traduis), je ne suis pas plus masculin qu’autre chose, je ne suis qu’un vecteur : je suis possédé tour à tour par chaque personnage, chaque narrateur… Si c’est une traduction, je suis habité aussi par l’auteur, de même que l’auteur a été habité par eux, etc. La seule condition, c’est peut-être que l’auteur et moi soyons deux « humains ».
De même, on me demande souvent pourquoi je traduis de la littérature finnoise. Est-ce que j’ai des liens familiaux, affectifs, avec la Finlande ? Non. Je ne traduis pas spécialement des voix finnoises : je traduis des voix humaines.
Selon un autre préjugé courant, le processus de traduction consisterait à partir d’un texte pour en produire directement un autre. C’est une drôle d’idée, très éloignée de la réalité, du moins si l’on parle de créations littéraires. Pour traduire, il faut remonter à la source. Or la source n’est pas le texte original ! Ce dernier est au contraire l’aboutissement d’un cheminement de création : il faut donc refaire à l’envers tout ce chemin pour se plonger dans l’esprit de l’auteur. Et c’est là que la traduction littéraire n’est pas automatisable : remplacer un mot par un autre, transformer une syntaxe en une autre, c’est à la portée d’un algorithme ; mais se plonger dans l’esprit d’autrui et, réciproquement, s’en laisser pénétrer, c’est une expérience qu’on pourrait qualifier de « chamanique », qui fait appel à des mécanismes spirituels qui sont, par nature, irrationnels, donc non automatisables. Autrement dit, la traduction littéraire – à mon avis – exige une faculté d’empathie véritablement fusionnelle, presque maladive. L’auteur et le traducteur partagent une intimité exceptionnelle, entre eux, et avec chacun des personnages, chaque voix, chaque esprit en présence… jusqu’à ne plus très bien savoir qui on est et où on est. Une expérience chamanique, je disais. Une expérience sacrément schizophrène, aussi.